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Référence : Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Ministre des Transports) 2019 TATCF 5 (appel)

No de dossier du TATC : H-4192-41

Secteur : ferroviaire

ENTRE :

Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, appelante

- et -

Ministre des Transports (Canada), intimé

Audience tenue à :

Winnipeg (Manitoba), le 27 juin 2018

Affaire entendue par :

George Ron Ashley, président

 

Michael Regimbal

 

Raymon Kaduck

Décision rendue le :

18 février 2019

[Traduction française officielle]

DÉCISION ET MOTIFS À LA SUITE D’UN APPEL

Arrêt : L’appel est rejeté. Le ministre des Transports a prouvé, selon la prépondérance des probabilités, que l’appelante, la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, a contrevenu à la règle 103.1(e) du Règlement d’exploitation ferroviaire du Canada. La sanction pécuniaire de 45 833,04 $ est maintenue.

Le montant total de 45 833,04 $ est payable au receveur général du Canada et doit parvenir au Tribunal d’appel des transports du Canada dans les 35 jours de la signification de la présente décision.


I.  HISTORIQUE

[1]  Le 8 décembre 2015, le ministre des Transports (ministre) a délivré un procès-verbal à l’appelante, la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada (CN), en raison d’une infraction alléguée. Le procès-verbal se lit comme suit :

Le ou vers le 22 septembre 2015, au passage à niveau public situé au point milliaire 144,60 de la subdivision Rivers (au niveau de la route 25) à Rivers, Manitoba, la Compagnie des chemins de fer nationaux a placé du matériel roulant à un endroit d’où il a fait fonctionner inutilement les dispositifs de signalisation, contrevenant ainsi à la règle 103.1(e) du Règlement d’exploitation ferroviaire du Canada.

[2]  Le procès-verbal fixait à 45 833,04 $ le montant de la sanction pécuniaire imposée pour la violation commise.

[3]  Le CN a demandé une révision du procès-verbal auprès du Tribunal d’appel des transports du Canada (Tribunal), et une audience en révision a eu lieu à Winnipeg (Manitoba), les 21 et 22 septembre 2016. Le conseiller en révision a confirmé la contravention et maintenu le montant de la sanction pécuniaire.

[4]  Le 1er mai 2017, le CN a déposé une demande d’appel auprès du Tribunal, citant plusieurs motifs d’appel. Ces motifs incluaient les suivants :

  1. le ministre n’a pas réussi à prouver la violation alléguée selon la prépondérance des probabilités,
  2. la décision à la suite d’une révision contient des erreurs de fait et de droit,
  3. le Tribunal a commis une erreur dans son interprétation de l’article 42 de la Loi sur la sécurité ferroviaire (LSF),
  4. le Tribunal a commis une erreur dans son interprétation et son application de la défense de diligence raisonnable,
  5. la décision à la suite d’une révision contenait des erreurs factuelles relatives à l’implication de l’industrie ferroviaire dans la création du Règlement d’exploitation ferroviaire du Canada (REF), et
  6. Tout autre motif pertinent que le Tribunal pourrait accepter.

Lors de l’audience en appel, le CN a aussi fait valoir que la sanction pécuniaire, confirmée par le conseiller en révision, devrait être réduite en raison de la conduite des inspecteurs de la sécurité ferroviaire qui ont observé la violation durant la période en cause. Le représentant du ministre a fait remarquer que ce motif n’avait pas été soulevé dans les motifs d’appel du 1er mai 2017. Cela dit, le représentant du ministre a présenté des arguments sur cette question et a indiqué qu’il laisserait à la discrétion du Tribunal la décision de considérer ou non ce motif d’appel. Le Tribunal souligne que les motifs d’appel du CN incluent « Tout autre motif pertinent que le Tribunal pourrait accepter ». Compte tenu de ce qui précède et du fait que le ministre a présenté des arguments relatifs au montant de l’amende, le Tribunal a décidé qu’il est approprié d’examiner ce motif d’appel.

[5]  Les faits essentiels de l’affaire ne sont pas contestés, bien que leur interprétation ait fait l’objet de discussions durant la présente audience en appel relativement à la défense de diligence raisonnable et au montant de la sanction pécuniaire maintenu par le conseiller en révision. L’appelante a également soulevé la question à savoir si une compagnie de chemin de fer peut être tenue responsable du fait d’autrui en vertu de la LSF, en raison de violations qui auraient été commises par ses employés agissant dans l’exercice de leurs fonctions.

II.  EXPOSÉ DES FAITS

[6]  Les faits sont simples et ont été admis au cours de l’audience en appel :

  1. Le CN est une compagnie ferroviaire sous règlementation fédérale qui était assujettie au REF au cours de la période en cause.
  2. Le 22 septembre 2015, un inspecteur de la sécurité ferroviaire de Transports Canada inspectait une relève d’équipe du CN, à Rivers (Manitoba). Environ cinq semaines auparavant, un passage à niveau avait été bloqué au moins une fois au même endroit — un passage à niveau public sur la route 25. C’est la raison pour laquelle l’inspecteur était sur place afin d’observer les opérations du CN.
  3. Alors qu’il était sur place, l’inspecteur a remarqué que les dispositifs de signalisation étaient activés au mille 144,60 de la subdivision Rivers du CN, ce qui indiquait que le CN effectuait des manœuvres ferroviaires au passage à niveau ou près de celui-ci. L’activation des dispositifs de signalisation incluait le déclenchement des feux de signalisation, des cloches et des barrières.
  4. L’inspecteur a constaté qu’il n’y avait aucun train au passage à niveau et que les dispositifs de signalisation avaient fonctionné pendant environ 45 minutes.
  5. Les dispositifs de signalisation avaient été activés parce qu’une équipe d’exploitation en service sur un train du CN (train de Rivers) avait laissé des wagons sur le circuit de voie à proximité de la voie principale, ce qui avait déclenché les dispositifs de signalisation.
  6. C’est en raison de l’arrivée d’un autre train du CN, qui avait des problèmes de moteur, qu’on a laissé des wagons sur la voie de dépôt. Afin de permettre au train arrivant de poursuivre sa route jusqu’à destination, l’équipe du CN a arrêté le train de Rivers afin d’en extraire une locomotive opérationnelle, laquelle a ensuite été ajoutée au convoi qui arrivait.
  7. Alors que ce transfert était en cours, des véhicules motorisés arrivaient au passage à niveau de la route 25. Voyant qu’il n’y avait pas de train qui occupait le passage à niveau ou s’en approchait, certains conducteurs ont contourné les barrières de protection.
  8. L’inspecteur ferroviaire a communiqué avec des responsables du CN, et par la suite, en fonction de la recommandation de l’inspecteur, le ministre a délivré au CN un procès-verbal accompagné d’une sanction pécuniaire de 45 833,04 $.
  9. Le 12 août 2015, au même endroit, des opérations du CN avaient également entraîné un blocage de la route. L’inspecteur de la sécurité ferroviaire de Transports Canada avait consigné cet incident particulier et l’avait à l’époque formellement signalé au CN, qui avait réagi. Aucun procès-verbal n’avait été délivré à la suite de cet incident.

III.  ANALYSE

A.  Norme de contrôle

[7]  L’appelante a fait référence à une récente décision rendue en appel par le Tribunal, et à l’appel de celle-ci en Cour fédérale, Canada (procureur général) c. Friesen, 2017 CF 567, soulignant que la Cour y avait établi qu’en ce qui a trait aux questions de droit, et plus spécifiquement à l’évaluation de la défense de diligence raisonnable, la norme de contrôle appropriée pour un comité d’appel était la norme de la décision correcte. Cette norme, selon ce qu’a soutenu le représentant de l’appelante, s’applique également à la question de droit en l’espèce, à savoir si la LSF prévoit la responsabilité du fait d’autrui en cas de violations. La norme de la décision raisonnable s’applique uniquement au montant de la sanction pécuniaire.

[8]  Le représentant du ministre s’est dit d’accord avec ces normes.

Conclusion du comité d’appel

[9]  Le comité conclut que la plupart des motifs d’appel invoqués seront évalués selon la norme de la décision correcte. En conséquence, le comité d’appel effectuera sa propre analyse des questions en cause. Mais il y a deux exceptions. D’abord, l’évaluation du montant de toute pénalité monétaire se fera en vertu de la norme de la décision raisonnable. Aussi, la même norme servira a examiné la conclusion du conseiller en révision voulant qu’en raison du fait que le CN ait participé à l’établissement des règles du REF, il ne pouvait maintenant se disculper en transférant la responsabilité à ses employés.

B.  Participation du CN dans la création du REF

[10]  Le conseiller en révision a conclu au paragraphe 115 de sa décision que «…les compagnies de chemin de fer sont donc responsables de veiller à ce que les règles [le REF], qu’elles ont elles-mêmes établies, soient respectées. Elles ne peuvent pas simplement se disculper elles-mêmes en transférant cette responsabilité à leurs employés. Par conséquent, je n’accepte pas l’argument selon lequel la compagnie, dans ce cas-ci, n’est pas responsable de la violation de la règle 103.1(e) ».

[11]  L’appelante a soutenu que cette conclusion ne reposait pas sur la preuve et signifiait en fait que si jamais il y avait une violation des règles du REF, le CN serait automatiquement responsable des actions de ses employés. Le représentant du ministre n’a pas abordé cette question dans les arguments qu’il a invoqués en appel.

Conclusion du comité d’appel

[12]  Le paragraphe 19(1) de la LSF dispose, en partie, que « [l]e ministre peut, par arrêté, enjoindre à une compagnie soit d’établir des règles concernant l’un des domaines visés aux paragraphes 18(1) ou (2.1)… ». Le paragraphe 19(2) indique que la compagnie doit consulter les organisations intéressées. En vertu du paragraphe 19(4), la compagnie peut être tenue de déposer les règles auprès du ministre, qui peut les approuver telles que déposées, les modifier ou refuser de les approuver. Dans certaines circonstances, le ministre peut établir des règles en application des paragraphes 19(7) et (9).

[13]  Actuellement, l’Association des chemins de fer du Canada coordonne la formulation des règles de sécurité entre les participants de l’industrie. L’article 20.1 de la LSF prévoit une délégation de pouvoirs à cet effet.

[14]  Il est erroné de conclure que le CN a lui-même formulé les règles en causes dans cette affaire. Ces règles ont été élaborées par l’Association des chemins de fer du Canada, avec la participation des compagnies ferroviaires, et l’apport de Transports Canada et de tiers, au besoin.

C.  Responsabilité du fait d’autrui dans le cas d’une violation aux termes de la LSF

[15]  L’appelante a déclaré que l’article 42 de la LSF constituait un exemple clair et délibéré du traitement législatif permettant d’établir la responsabilité du fait d’autrui. Il s’agit d’une disposition explicite qui crée la présomption voulant que l’employeur soit responsable des actes de ses employés. Mais c’est une présomption réfutable, ce qui signifie qu’une preuve peut être présentée afin de la réfuter. Toutefois, selon l’appelante, l’article 42 s’applique uniquement aux infractions en vertu de la LSF et non pas aux violations, parce que nulle part ailleurs dans la LSF ou dans un autre texte législatif pertinent utilise-t-on un langage comparable relativement aux violations.

[16]  Dans le présent appel, l’appelante prétend que le ministre a décidé poursuivre le CN à l’aide de la procédure relative aux violations (imposition d’une sanction administrative pécuniaire) plutôt que d’utiliser les dispositions relatives aux infractions. Conséquemment, le ministre ne peut s’appuyer sur aucune disposition relative aux infractions (plus précisément l’article 42 de la LSF) pour invoquer la responsabilité du fait d’autrui contre la compagnie ferroviaire.

[17]  Au surplus, l’appelante a rappelé le principe d’interprétation législative voulant que le législateur ne parle pas pour rien dire, ce qui signifie que si la LSF a expressément prévu la responsabilité du fait d’autrui pour les infractions, mais pas pour les violations, alors cette responsabilité n’était pas destinée à s’appliquer aux violations. En citant la décision de la Cour suprême du Canada, R. c. McIntosh, [1995] 1 R.C.S. 686 pour appuyer son argument, l’appelante a soutenu que l’article 42 ne contenait aucune absurdité ou ambiguïté nécessitant une interprétation. Au contraire, il est clair que l’article 42 s’applique uniquement aux infractions et, en raison d’une telle évidence, il n’y a pas lieu de s’interroger à savoir si l’article 42 s’applique aussi aux violations.

[18]  Le représentant de l’appelante a ainsi fait valoir que le fardeau de prouver la responsabilité du fait d’autrui contre le CN appartenait au ministre, et que celui-ci devait démontrer que la compagnie avait contrevenu au REF en étant complice, imprudente ou négligente, ou en ayant approuvé la contravention. Le représentant de l’appelante a soutenu que le ministre n’avait pu fournir aucune preuve de l’existence de ces conditions.

[19]  Le représentant du ministre s’est dit en accord avec la décision du conseiller en révision quant à la responsabilité du fait d’autrui, affirmant qu’elle respectait les principes d’interprétation législative. Le représentant a fait état de l’arrêt de la Cour suprême Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, [2002] 2 R.C.S. 559 et du principe précisé au paragraphe 26 voulant que «…il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » (citant Driedger).

[20]  Le représentant du ministre a ensuite cité le principe d’interprétation énoncé à l’article 12 de la Loi d’interprétation, à savoir que « [t]out texte est censé apporter une solution de droit et s’interprète de la manière la plus équitable et la plus large qui soit compatible avec la réalisation de son objet ». Dans cette optique, le ministre a soutenu que le sens ordinaire du terme « exploiter », tel qu’il figure à l’article 17.2 de la LSF, couvre clairement les opérations d’une compagnie ferroviaire qui sont effectuées par des employés sur une base quotidienne. Cette interprétation est compatible avec le contexte plus large de la LSF, laquelle loi favorise clairement et sans équivoque la sûreté et la sécurité du public, et celles du personnel ferroviaire. En outre, le fait que l’article 17.1 de la LSF dispose qu’« il est interdit à quiconque », et que l’article 17.2 précise qu’« il est interdit à toute compagnie de chemin de fer » illustre que l’article 17.2 vise les compagnies de chemin de fer.

Conclusion du comité d’appel

[21]  Accorder un sens restrictif au terme « exploiter », tel qu’il figure à l’article 17.2 de la LSF, pour limiter son application aux employés et non pas à la compagnie, comme le prétend l’appelante, fausserait le sens ordinaire du mot. À tout le moins dans le contexte actuel, les compagnies de chemin de fer dépendent encore d’employés pour faire rouler les trains. Au niveau opérationnel, ils deviennent une seule et même entité.

[22]  Accepter un sens plus restrictif irait également à l’encontre du libellé de l’article 17.2, qui fait expressément référence à l’obligation qu’a une « compagnie de chemin de fer » de se conformer à la loi. Alors que « l’exploitation » d’un chemin de fer par une compagnie de chemin de fer, ou le terme « exploiter » un chemin de fer ne sont pas définis dans la LSF, il y a une définition du terme « exploitation » à l’article 87 de la Loi sur les transports au Canada. Cette loi ne traite pas de sécurité, mais de la règlementation économique des chemins de fer fédéraux au Canada; néanmoins, il s’agit d’une loi connexe qui s’applique aux chemins de fer au Canada. Le terme, « exploitation » y est défini dans un sens large et inclut «…l’entretien du chemin de fer et le fonctionnement d’un train ». L‘interprétation du CN est indûment restrictive en comparaison avec cette définition.

[23]  Fondamentalement, donner un sens restrictif au terme « exploitation » (tel que celui qui disculpe la compagnie de chemin de fer pour les infractions reliées aux opérations, à moins qu’elle en ait été complice) serait incompatible avec les objectifs clairs et primordiaux de la LSF et du REF relativement à la sécurité de l’exploitation ferroviaire. L’interprétation restrictive proposée par le CN créerait une lacune démesurément grande dans la protection de la sécurité ferroviaire, puisqu’elle servirait effectivement à absoudre la compagnie à la suite de manquements à la sécurité de la part d’employés agissant dans le cours normal de leurs fonctions, à moins qu’il ne soit démontré que le CN avait directement ou indirectement approuvé la violation, auquel cas la compagnie pourrait en être responsable.

[24]  Le CN a affirmé que son approche n’empêchait pas l’atteinte des objectifs de sécurité de la LSF, car le ministre pouvait poursuivre les employés de la compagnie en cas de violation. Le comité d’appel considère que cet argument est insoutenable. Il ne tient pas compte de l’objectif fondamental de la LSF, qui consiste à pourvoir à la sécurité et à la sûreté du public et du personnel dans le cadre de l’exploitation ferroviaire, en particulier dans un environnement d’exploitation post-Lac-Mégantic. La responsabilité légale d’une compagnie ferroviaire à l’égard de la sécurité de l’exploitation ne doit pas se limiter aux seuls cas où la compagnie est complice des événements, ou les tolère.

[25]  Pour les motifs qui précèdent, le comité d’appel ne voit aucune raison d’infirmer la conclusion du conseiller en révision voulant que la LSF impose la responsabilité du fait d’autrui aux compagnies de chemin de fer, autant pour les violations que pour les infractions.

D.  Diligence raisonnable

[26]  Le CN a déclaré que si le comité d’appel concluait en faveur de la responsabilité du fait d’autrui pour les violations de la LSF, alors la compagnie devait avoir l’occasion de démontrer selon la prépondérance des probabilités qu’elle a fait preuve de diligence raisonnable en faisant tout ce qui était raisonnable pour empêcher la violation en cause.

[27]  Sur ce point, le CN a exprimé son désaccord avec la conclusion du conseiller en révision au paragraphe 120 de sa décision, soit que la compagnie «…n’a pas démontré qu’elle avait pris toutes les mesures raisonnables (au moyen de la formation ou de la supervision) pour l’empêcher, et que les mesures prises étaient nettement insuffisantes pour faire respecter les règles établies… ».

[28]  Citant R. c. Sault Ste. Marie, [1978] 2 R.C.S. 1299 (R. c. Sault Ste. Marie), le CN a convenu que le critère juridique consiste à déterminer si oui ou non il «…a pris toutes les précautions raisonnables pour éviter l’événement en question ». Précisant le sens de cette déclaration, le CN a fait valoir qu’il y a diligence raisonnable lorsqu’il y a un bon système de sécurité en place, et pas nécessairement un système parfait, lorsque les responsables ont fait ce qu’ils sont censés faire, lorsqu’un employeur exerce une surveillance, mais d’un niveau inférieur à la « vision parfaite offerte par le recul », lorsque la compagnie n’aurait rien pu faire de plus pour éviter les événements en question, lorsqu’on supervise la conduite des employés, mais pas de façon constante, et lorsque les violations sont le résultat d’actes d’employés contrevenant directement aux politiques ou aux procédures de l’employeur. Le CN a également soutenu qu’un employeur n’avait pas l’obligation juridique d’anticiper toute erreur humaine possible, et que les conséquences du manquement de l’employé sont pertinentes dans l’évaluation de l’étendue des précautions que l’employeur devait prendre.

[29]  Ayant ces paramètres à l’esprit, le CN a souligné que le conseiller en révision avait soit ignoré ou n’avait pas dûment tenu compte de la preuve faite devant lui. Le CN a indiqué, par exemple, que les superviseurs de la compagnie avaient fait exactement ce qu’ils étaient censés faire une fois qu’ils ont eu conscience du problème potentiel (en communiquant avec les employés et en exigeant une vérification de la conformité); que le CN avait formé des employés relativement aux règles d’exploitation applicables; et que le CN avait modifié son indicateur et installé des signaux le long de ses voies ferrées. Selon le CN, toutes ces mesures ont été prises avant le 22 septembre 2015.

[30]  L’appelante a conclu que ses employés étaient tout simplement coupables d’une « erreur de jugement » pour ne pas s’être conformés à la disposition du REF en cause, et en ignorant toutes les mesures de précaution que le CN leur avait fournies. La compagnie a fait la distinction entre l’incident ayant conduit à la présente affaire et celui de l’obstruction de la route survenu cinq semaines plus tôt. Selon le CN, ce dernier incident découlait d’une manœuvre normale. L’obstruction dont il est question dans le présent appel était exceptionnelle, puisqu’il s’agissait de dételer des wagons afin de permettre le transfert d’une locomotive.

[31]  Le représentant du ministre a soutenu qu’il se dégageait de R. c. Sault Ste. Marie que la défense de diligence raisonnable impose un lourd fardeau au défendeur qui doit démontrer qu’il avait pris toutes les mesures raisonnables pour éviter la commission des actes litigieux. Le représentant du ministre a déclaré que le CN n’avait pas su le faire. Tout d’abord, la compagnie n’avait pas un « bon » système en place pour éviter la contravention, et deuxièmement, le système que le CN avait mis en place n’était pas efficace.

[32]  Selon le représentant du ministre, la preuve relative à la formation des employés était vague, et elle démontrait que toute formation était limitée et mal documentée. Le ministre a également affirmé que les précautions prises par le CN avaient été particulièrement insuffisantes, étant donné qu’une même violation du REF avait eu lieu au même endroit cinq semaines auparavant.

Conclusion du comité d’appel

[33]  Les dispositions relatives aux sanctions administratives pécuniaires contenues dans la LSF rendent la compagnie de chemin de fer responsable des contraventions aux règles de sécurité commises par ses employés agissant dans le cours normal de leurs fonctions, dans le cadre de l’exploitation du chemin de fer. La compagnie peut s’exonérer de sa responsabilité en démontrant qu’elle a pris toutes les mesures raisonnables afin d’assurer le fonctionnement efficace d’un système de sécurité pour empêcher la survenance de l’incident.

[34]  Le seul fait qu’une violation s’est produite ne signifie pas nécessairement qu’un des systèmes de sécurité mis en place était inadéquat. Aussi, même si des mesures correctrices sont prises à la suite d’une violation, cela ne veut pas nécessairement dire qu’on n’en avait pas fait assez au départ.

[35]  En l’espèce, la preuve du CN se résumait au témoignage de vive voix rendu lors de l’audience en révision par Tim Pulak, un surintendant du CN au Manitoba. Ce dernier a fait un survol de la culture de sûreté globale du CN, des programmes de formation, des sessions de communication et des vérifications après incident. Il a aussi traité de l’indicateur du CN, qui selon lui était clair, insistant sur le fait que les équipes de train devaient éviter de rester sur la voie de dépôt à la gare de triage de Rivers. En outre, il a témoigné qu’il y avait des panneaux de signalisation le long de l’emprise ferroviaire, à la hauteur du passage à niveau, désignant l’emplacement de la voie de dépôt.

[36]  Le comité d’appel estime que la preuve du CN était générale et qu’elle manquait de détails. Par exemple, le CN a fait mention de sessions de communication, à Winnipeg et à Melrose, qui réunissaient les équipes de train et le syndicat concernés, mais il n’a fourni aucune information quant au nombre de séances qu’il y a eu, ou aux superviseurs du CN qui y ont assisté. En fait, il n’y avait aucune transcription ni document écrit relatif à ces sessions, comme des procès-verbaux ou des présentations PowerPoint, démontrant l’activité qui a eu lieu ou les employés qui y ont participé. Rien n’indiquait que les superviseurs aient testé la prise de conscience des équipes de train ou surveillé leur comportement au passage à niveau, et les directives écrites aux employés travaillant dans la région étaient limitées ou inexistantes. Ce genre de preuve aurait pu permettre au CN de démontrer qu’il avait assumé sa responsabilité à l’égard de la sécurité de l’exploitation à Rivers, en prenant des mesures complètes et raisonnables afin d’éviter toute contravention à la règle 103.1(e).

[37]  Le fait qu’il ne s’agissait pas d’une première obstruction de la route à cet endroit est un élément clé en l’espèce. Un incident du même genre avait eu lieu cinq semaines auparavant. Même si les superviseurs du CN ignoraient les incidents survenus plus tôt à ce passage à niveau, ils en étaient certainement au courant, ou auraient dû l’être, à la suite de l’émission du Rapport sommaire de l’inspection d’exploitation le 14 août 2015 (pièce M-8 de l’audience en révision). Ce rapport répertoriait deux infractions observées le 12 août 2015 le long de la route 25, pour avoir omis de libérer la voie de dépôt, à une occasion pendant 7 minutes et à l’autre pendant 10 minutes. La réaction du CN face à ce rapport fut minime. En réponse à Transports Canada (en date du 31 août 2015; pièce M-9 de l’audience en révision), le CN a fait référence à un avis de la Division resserrant les procédures pour s’assurer que la route 25 ne soit pas obstruée indûment.

[38]  Le CN a fait valoir que les causes de ces deux blocages n’étaient pas liées. L’opinion du comité d’appel diffère à ce sujet. Les deux incidents sont survenus dans le cadre de procédures d’exploitation normales du chemin de fer : le premier à la suite d’une manœuvre, et l’autre en raison du transfert d’une locomotive d’un train à un autre. Les deux événements concernaient une règle importante de la sécurité de l’exploitation. Les conséquences pour les automobilistes et les piétons présents au passage à niveau étaient identiques.

[39]  Le CN a omis de mettre en place un système de sécurité approprié et efficace pour faire face à un problème de sécurité à Rivers, problème dont la compagnie avait eu connaissance, et qu’en absence de réactions plus énergiques, pourrait se reproduire au cours de ses opérations quotidiennes normales. Dès réception du Rapport sommaire de l’inspection d’exploitation, le CN aurait dû immédiatement mettre en place un programme de formation spécifique afin d’informer les employés, ou leur rafraichir la mémoire quant à la nécessité de respecter la règle 103.1(e), à cet endroit. Le CN aurait dû conserver un dossier particulier précisant quels employés touchés ont reçu la formation, où et quand elle a eu lieu, et en quoi elle consistait. Il devrait y avoir des preuves que les employés ont été évalués afin de s’assurer qu’ils comprennent la nécessité de respecter les règles, et les conséquences en cas de non-conformité. On aurait dû apporter une modification à l’indicateur, afin de renforcer la nécessité de se conformer aux règles. Enfin, étant donné les implications pour la sécurité routière, on se serait attendu à ce qu’un superviseur surveille les opérations réelles afin de constater si le message avait été bien reçu et exécuté par les équipes de train. Le CN n’a pas agi de cette façon. La réaction du CN a été générale et imprécise, et n’a pas réglé le problème.

[40]  Dans ces circonstances, le comité d’appel conclut que le CN n’a pas pris toutes les mesures raisonnables afin de prévenir la survenance d’une violation de la règle 103.1(e). Le conseiller en révision a eu raison de conclure que le CN n’avait pas réussi à établir une défense de diligence raisonnable.

E.  Montant de la sanction administrative pécuniaire

[41]  Le conseiller en révision a maintenu le montant de la sanction pécuniaire imposée par le ministre. Le ministre a indiqué que le montant de base pour cette contravention était de 37 500 $. Ce montant a été augmenté de 14 583 $ en raison des «…dommages ou dommages éventuels causés par cette violation ». Le montant total de 52 083 $ a ensuite été réduit de 12 pour cent, résultat de deux facteurs atténuants, pour en arriver à une amende de 45 833,04 $. Un des facteurs évoqués par le ministre pour justifier le montant de la sanction était la durée de l’obstruction de la route. Le conseiller en révision a accepté ce raisonnement et l’a fait sien en confirmant le montant de l’amende.

[42]  Le CN a soutenu que si la durée de l’obstruction constituait un facteur aggravant, l’inspecteur de la sécurité ferroviaire en était complice. Selon le CN, l’inspecteur ferroviaire était resté sur place sans agir après la découverte de la contravention, permettant ainsi la prolongation du blocage de la route.

[43]  Quant à l’affirmation du CN voulant que l’inspecteur ferroviaire aurait dû atténuer la portée de ce préjudice en communiquant plus tôt avec le CN, le ministre a confirmé que l’inspecteur s’était assuré à ce moment-là qu’il n’y avait aucun risque imminent dû à l’arrivée d’autres trains au passage à niveau. Aux dires du ministre, les seuls risques réels et facteurs aggravants dans ce cas résultaient de la façon systématique dont les véhicules ignoraient les dispositifs de protection du passage à niveau et contournaient les barrières parce qu’il n’y avait pas de risque imminent.

Conclusion du comité d’appel

[44]  Un inspecteur ferroviaire a en effet l’obligation d’agir plus tôt que tard, lorsqu’il y a un risque réel et immédiat pour la sécurité. Il serait fâcheux qu’un inspecteur de la sécurité n’agisse pas pour atténuer le risque d’un tel préjudice, par exemple en communiquant avec les responsables concernés pour qu’ils puissent apporter des correctifs immédiats. Dans ce cas-ci cependant, la preuve démontre que l’inspecteur a évalué l’imminence et la gravité du risque, en vérifiant si l’arrivée d’un nouveau convoi ferroviaire était prévue.

[45]  Comme le suggère la preuve présentée à l’audience en révision, le public voyageur est sujet à contourner les barrières des passages à niveau, et à ignorer les signaux et alarmes, lorsqu’il est bloqué à répétition à un passage à niveau sans qu’il y ait de menace apparente. Ce conditionnement s’applique aux passages à niveau tels que celui en cause dans cette affaire. À force de faire face à la même situation, le public en vient à présumer qu’aucun train n’approche et qu’il n’y a pas de risque apparent, et contourne donc les barrières en ignorant les signaux d’avertissement. Le CN a perpétué cette nonchalance à cet endroit en omettant de prendre des mesures correctives suffisantes, même après avoir eu connaissance que ses équipes de train avaient tendance à bloquer ce passage à niveau indûment.

[46]  Dans ces circonstances, la décision du conseiller en révision de maintenir le montant de l’amende, incluant le facteur aggravant, était raisonnable.

F.  Conclusion

[47]  Le comité d’appel conclut que la LSF attribue la responsabilité du fait d’autrui pour les violations aux compagnies de chemin de fer, lorsque les actes ou les omissions donnant lieu à une violation alléguée résultent de l’action des employés agissant dans le cours normal de leurs fonctions. La compagnie de chemin de fer, le CN en l’occurrence, peut contrer les allégations à l’aide d’une défense de diligence raisonnable. En l’espèce, la preuve du CN n’a pas suffi à démontrer l’exercice d’une diligence raisonnable. Le CN n’a pas prouvé qu’il a pris toutes les mesures raisonnables pour empêcher la survenance de la violation, d’autant plus qu’il avait été officiellement averti cinq semaines auparavant que ses équipes travaillant à cet endroit avaient comme pratique d’ignorer la règle 103.1(e) du REF.

[48]  La sanction pécuniaire de 45 833,04 $ imposée le conseiller en révision est raisonnable. La tendance qu’a le public voyageur à normaliser les franchissements illégaux en ignorant les barrières d’avertissement, les alarmes et les feux lorsqu’ils ne voient aucune menace s’approcher, comme dans cette affaire, peut avoir des conséquences graves, sinon fatales. Le comité d’appel convient qu’en l’espèce, la contribution du CN à cette tendance constitue un facteur aggravant.

[49]  L’appel est par conséquent rejeté.

IV.  DÉCISION

[50]  L’appel est rejeté. Le ministre des Transports a prouvé, selon la prépondérance des probabilités, que l’appelante, la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, a contrevenu à la règle 103.1(e) du Règlement d’exploitation ferroviaire du Canada. La sanction pécuniaire de 45 833,04 $ est maintenue.

[51]  Le montant total de 45 833,04 $ est payable au receveur général du Canada et doit parvenir au Tribunal d’appel des transports du Canada dans les 35 jours de la signification de la présente décision.

Le 18 février 2019

(Original signé)

Motifs de la décision d’appel :

George Ron Ashley (président)

Y souscrivent :

Michael Regimbal

Raymon Kaduck

Représentants des parties

Pour le ministre :

Micheline Sabourin et Eric Villemure

Pour l’appelante :

Yannick Landry

 

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