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Référence : Chemin de fer Canadien Pacifique c. Canada (Ministre des Transports), 2019 TATCF 35 (appel)

No de dossier du TATC : O-0024-41

Secteur : Ferroviaire

ENTRE :

Chemin de fer Canadien Pacifique, appelante

- et -

Canada (Ministre des Transports), intimé

[Traduction française officielle]

 

Audience tenue à :

Toronto (Ontario), le 6 décembre 2018

Affaire entendue par :

Mark Conrad, conseiller (président)

 

George R. Ashley, conseiller

 

John Gradek, conseiller

Décision rendue le :

28 août 2019

DÉCISION ET MOTIFS À LA SUITE D’UN APPEL

Arrêt : L’appel est rejeté. Le comité d’appel confirme la sanction administrative pécuniaire imposée à la Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique. Le comité constate également qu’il existait un autre facteur atténuant n’ayant pas été appliqué dans le calcul de la sanction imposée par Transports Canada; par conséquent, le montant de la sanction est réduit à 56 874,30 $.

Le montant total de 56 874,30 $ est payable au receveur général du Canada et doit parvenir au Tribunal d’appel des transports du Canada dans les 35 jours suivant la signification de la présente décision.


I.  HISTORIQUE

[1]  Le 8 mars 2017, le ministre des Transports (ministre) a délivré un procès-verbal de violation (procès-verbal) assorti d’une sanction administrative pécuniaire (SAP) à l’appelante, la Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique (CP), conformément à l’alinéa 3(1)b) du Règlement sur les sanctions administratives pécuniaires relatives à la sécurité ferroviaire et à l’article 40.14 de la Loi sur la sécurité ferroviaire(LSF), à la suite de contraventions à l’article 17.2 de la LSF et à la règle 439 du Règlement d’exploitation ferroviaire du Canada (REFC).

[2]  L’annexe A du procès-verbal définit les accusations comme suit :

Le ou vers le 24 octobre 2016, à Smith Falls (Ontario) ou dans les environs, dans la subdivision Belleville, la Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique a prétendument exploité du matériel ferroviaire autrement qu’en conformité avec la règle 439 du Règlement d’exploitation ferroviaire du Canada qui s’applique à la Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique, alors que ses employés ont omis d’arrêter un mouvement à un signal d’ARRÊT ABSOLU, contrevenant ainsi à l’article 17.2 de la Loi sur la sécurité ferroviaire.

Le ou vers le 15 octobre 2016, à Toronto (Ontario) ou dans les environs, dans la subdivision Mactier/Galt, la Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique a prétendument exploité du matériel ferroviaire autrement qu’en conformité avec la règle 439 du Règlement d’exploitation ferroviaire du Canada qui s’appliquent à la Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique, alors que ses employés ont omis d’arrêté un mouvement à un signal d’ARRÊT ABSOLU, contrevenant ainsi à l’article 17.2 de la Loi sur la sécurité ferroviaire.

Le ou vers le 21 août 2016, à North Toronto (Ontario) ou dans les environs, dans la subdivision North Toronto, la Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique a prétendument exploité du matériel ferroviaire autrement qu’en conformité avec la règle 439 du Règlement d’exploitation ferroviaire du Canada qui s’appliquent à la Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique, alors que ses employés ont omis d’arrêté un mouvement à un signal d’ARRÊT ABSOLU, contrevenant ainsi à l’article 17.2 de la Loi sur la sécurité ferroviaire.

[3]  Les faits entourant les trois incidents n’étaient pas contestés. Les deux parties ont accepté les faits décrits dans les rapports de notification quotidiens du Bureau de la sécurité des transports (BST) (pièces M-1, M-5 et M-8) : le nombre d’incidents, les dates où ils sont survenus, les lieux où ils se sont déroulés, et le fait que les trois incidents concernaient l’omission de l’équipe de train du CP d’arrêter un mouvement à un signal d’ARRÊT ABSOLU. Par ailleurs, les deux parties ont convenu que les trois incidents impliquaient des équipes distinctes.

[4]  Les incidents susmentionnés ont donné lieu à l’émission d’une SAP de 61 749,24 $.

[5]  Le CP a fait une demande de révision du procès-verbal auprès du Tribunal d’appel des transports du Canada (TATC ou Tribunal) le 11 avril 2017. Une audience en révision a eu lieu les 2, 3 et 8 novembre 2017. Dans une décision datée du 30 juillet 2018, le conseiller en révision a confirmé les violations, mais a réduit la sanction pécuniaire à 58 044,28 $ en raison de l’admission d’un facteur atténuant supplémentaire.

[6]  Le 29 août 2018, le CP en a appelé auprès du TATC de la décision à la suite d’une révision.

II.  MOTIFS D’APPEL

[7]  Les motifs d’appel invoqués veulent que le conseiller en révision ait commis des erreurs de droit, des erreurs de fait ou une combinaison des deux [1] , en ce que : 

  1. il n’a pas dûment tenu compte du manque d’équité procédurale offerte au CP, du fait que le ministre n’a pas respecté ses propres politiques et procédures officielles, y substituant plutôt l’imposition de politiques et de processus arbitraires et injustes;
  2. il n’a pas dûment tenu compte de tous les faits importants et pertinents relatifs aux mesures préventives et correctives du CP;
  3. il n’a pas dûment appliqué le critère de la diligence raisonnable conformément à la jurisprudence établie; et
  4. d’autres reliés et erreurs [sic].

III.  ANALYSE

A.  Norme de contrôle

[8]  Le représentant de l’appelante a soutenu que la norme de la décision correcte devrait s’appliquer, faisant référence à l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, [2008] 1 R.C.S. 190, où la Cour suprême a identifié deux normes de contrôle : la norme de la décision correcte et celle de la décision raisonnable. L’appelante a fait valoir que les erreurs commises par le conseiller en révision dans le cadre de l’audience initiale étaient des erreurs de droit, soit l’omission de tenir dûment compte des principes d’équité procédurale (que le ministre aurait violés en ne respectant pas ses propres politiques écrites) et l’omission d’appliquer correctement le critère de la diligence raisonnable. Selon le représentant de l’appelante, ces motifs justifient l’application de la norme de contrôle fondée sur la décision correcte.

[9]  Le représentant du ministre s’est dit d’accord avec le CP quant au fait que la norme de contrôle devrait être celle de la décision correcte, c’est-à-dire que la question en litige est une question de droit.

Conclusion du comité d’appel

[10]  Dans l’affaire Billings Family Enterprises Ltd. c. Canada (Ministre des Transports), 2008 CF 17, la Cour fédérale du Canada a conclu qu’un comité d’appel doit faire preuve d’une grande retenue à l’égard des conclusions du conseiller en révision, qu’elles soient de faits ou relatives à la crédibilité, mais qu’il a droit à sa propre interprétation des questions de droit.

[29] La question de la retenue, selon le ministre, repose sur l’intention évidente du comité d’appel d’examiner à nouveau le montant de l’amende imposée à BFEL pour avoir exploité un service de transport aérien. Je suis d’avis que le comité d’appel du TATC était expressément autorisé par la loi à exprimer sa propre opinion, dans la mesure où le paragraphe 8.1(3) de la Loi sur l’aéronautique prévoit que le comité d’appel « peut rejeter l’appel ou y faire droit et substituer sa propre décision à celle en cause ».

[30] En fait, j’estime que cette position rejoint les propos tenus par la Cour suprême dans Paul c. Colombie-Britannique (Forest Appeals Commission), 2003 CSC 55… aux par. 43 et 44. Il s’agissait d’un appel interjeté devant une commission d’appel spécialisée censée mettre à profit l’expertise de ses membres, dans le cadre d’un régime administratif.

[11]  Le comité d’appel convient avec les parties que la norme de contrôle appropriée pour les questions de droit est celle de la décision correcte. Le comité évaluera donc la décision à la suite d’une révision en fonction de la norme de la décision correcte, et s’il devait déterminer que la décision n’était pas correcte, il procédera alors à sa propre analyse des questions en litige.

B.  Diligence raisonnable et omission de tenir compte de tous les faits importants et pertinents

[12]  Lors de l’audience en appel de décembre 2018, l’appelante a demandé au comité d’appel de prendre connaissance d’office des statistiques globales du CP sur la sécurité pour la période de 2005 à 2015, telles qu’elles sont publiées sur le site Web du CP, en identifiant expressément, d’une part, une baisse de 65 % des accidents causés par du matériel ainsi qu’une baisse de 33 % des accidents liés à la voie, mais, d’autre part, une augmentation de 11 % des accidents causés par une erreur humaine. Le CP a fait remarquer que cette dernière statistique était préoccupante et qu’elle avait donné lieu à des efforts de lobbying afin de mettre en œuvre des règlements concernant les enregistreurs audio-vidéo à bord des locomotives. Le CP a également demandé au Tribunal de prendre connaissance d’office de ces initiatives. Le CP a notamment collaboré avec Transports Canada (TC) et d’autres parties relativement au développement de systèmes de contrôle ferroviaire plus perfectionnés. Le CP a soutenu devant le comité d’appel que sa prise de connaissance de l’augmentation des accidents causés par des erreurs humaines et les efforts de lobbying qui en ont résulté constituaient une partie des mesures raisonnables prises afin de lutter contre cette escalade.

[13]  L’appelante a soutenu que l’appel portait sur l’adhésion du CP aux principes établis de la défense de diligence raisonnable, notant que la compagnie avait un taux de conformité historique de 99,999 % à l’échelle de l’entreprise relativement aux règles d’utilisation des signaux, qu’elle s’était dotée d’un programme de formation structuré, et qu’elle avait entrepris une série de mesures à la suite du premier incident survenu le 21 août 2016. L’appelante a en outre indiqué que les exigences opérationnelles internes du CP établissaient la note de réussite des tests de signaux à 100 %, et que le CP avait historiquement considéré la règle 439 du REFC comme étant une « règle cardinale ». Bien qu’il ne classe plus la règle en tant que telle, le représentant du CP a confirmé, lorsqu’interrogé à cet effet par le comité d’appel, que la compagnie continuait de considérer cette règle comme étant « sérieuse ».

[14]  L’appelante a soutenu que la décision du conseiller en révision ne tenait pas compte des facteurs cités dans l’arrêt R. v. Weyerhaeuser, 2000 BCPC 227 (Weyerhaeuser), lequel énumérait les facteurs pertinents de diligence raisonnable à prendre en considération :

[a]   le système préventif en place;

[b]   les efforts déployés pour résoudre le problème;

[c]   la promptitude de la réaction;

[d]   les normes de l’industrie;

[e]   des questions indépendantes de la volonté de l’accusé;

[f]   la prévisibilité de l’incident.

[15]  Citant l’arrêt R. c. Sault Ste. Marie, [1978] 2 R.C.S. 1299 (Sault Ste. Marie), l’appelante a reconnu que le critère juridique est de savoir si elle a oui ou non «... pris toutes les précautions raisonnables pour éviter l’événement en question ». Bien que le CP ait reconnu qu’une erreur humaine était à l’origine de chacun des trois incidents ayant donné lieu à l’émission du procès-verbal en cause dans cette affaire, il a prétendu avoir pris toutes les mesures raisonnables afin d’éviter le comportement infractionnel, ajoutant que la diligence raisonnable n’exigeait pas la perfection. Se référant à la décision à la suite d’une révision, l’appelante a en outre soutenu que « rien dans la décision n’indiquait qu’il y avait quelque lacune que ce soit dans les actions du CP », et qu’en concluant qu’une défense de diligence raisonnable n’avait pas été établie, le conseiller en révision aurait dû identifier « une mesure raisonnable qui aurait dû être prise ». L’appelante a cité R. v. DeForest, 2013 SKPC 30, mentionnant que : « La diligence raisonnable n’exige pas qu’une personne garantisse qu’une infraction ne se produira pas; la personne est plutôt tenue de démontrer qu’elle a pris “toutes les mesures raisonnables”. »

[16]  Le représentant du ministre a répliqué en prétendant que la défense de diligence raisonnable exigeait un « lourd fardeau de preuve », citant à l’appui le raisonnement énoncé dans Sault Ste. Marie, Samson c. Canada (Revenu national), 2007 CF 975, et R. v. Alexander, 1999 CanLII 18928 (NL CA) (Alexander). Le ministre a soutenu que les mesures prises par le CP avant le premier incident n’étaient que de nature générale et qu’elles ne visaient pas la perte de la conscience de la situation qui avait affecté le travail des équipes de train du CP dans le cadre des trois incidents mentionnés dans le procès-verbal. Citant Alexander, le représentant du ministre a en outre fait valoir que :

[18] La défense de diligence raisonnable exige que les actes de diligence soient liés aux éléments externes de l’infraction particulière qui est reprochée. L’accusé doit établir, selon la prépondérance des probabilités, qu’il a pris des mesures raisonnables pour éviter que soit entreprise l’activité interdite par la loi. Il ne suffit pas d’agir raisonnablement dans l’abstrait ou de faire preuve de prudence de manière générale. Dans R. v. Kurtzman (1991), 1991 CanLII 7059 (ON CA), 50 O.A.C. 20; 4 O.R.(3d) 417 (C.A.), le juge Tarnopolsky a fait observer à la p. 429 que « La défense de diligence raisonnable doit se rapporter à la commission de l’acte interdit, et non à la notion plus large de ce que constitue un acte raisonnable ». […]

[17]  Keith Shearer et Anthony Marquis, tous deux hauts responsables du CP au cours de la période pertinente, ont témoigné à l’audience en révision quant aux programmes de formation interne du CP qui existaient avant les trois incidents. Ils ont également identifié certaines des mesures mises en œuvre à la suite du premier incident : des campagnes-éclair de sécurité, des bulletins à l’échelle du réseau, les règles de la semaine, l’ajout de postes de chefs de manoeuvre, une visite personnelle de M. Marquis sur le site en cause, et la réduction des limites de vitesse à l’approche des signaux « De vitesse normale à arrêt » et « De vitesse limitée à arrêt ».

[18]  Le Rapport d’enquête sur la sécurité du transport ferroviaire R16T0162 du BST concernant l’incident du 21 août 2016 (pièce A-16) a été déposé en preuve à l’audience en révision. Le rapport note que le mécanicien de locomotive et le chef de train ont été évalués à plusieurs reprises entre janvier 2015 et août 2016, atteignant la norme nécessaire lors de tous ces contrôles sauf un, lequel contrôle ne concernait pas la reconnaissance des signaux. Le rapport indiquait également qu’au cours de cette période, le mécanicien de locomotive avait été soumis à cinq contrôles sur la voie principale en compagnie d’un cadre du CP, et que le chef de train avait subi un contrôle semblable à une reprise.

[19]  Aucun rapport similaire n’a été déposé en preuve relativement aux incidents du 15 ou du 24 octobre 2016.

[20]  Selon les témoignages livrés lors de l’audience en révision par MM. Shearer et Marquis, les contrôles de conformité sont « ce que font nos cadres, notre personnel de gestion », c’est-à-dire que les superviseurs ou les gestionnaires accompagnent l’équipe à bord de la locomotive afin de confirmer ses bons comportements ou renforcer les attentes. Ils ont également parlé d’une norme interne au CP voulant que chaque employé soit « accompagné » au moins une fois par année. M. Marquis a fait remarquer qu’il avait examiné les dossiers de formation des employés touchés, y compris les dossiers relatifs aux tests d’efficacité, aux contrôles de conformité et aux parcours de familiarisation, et que « tout était comme nous nous y attendions ». Il n’a pas précisé ce qu’il entendait par là.

[21]  MM. Shearer et Marquis n’ont déposé en preuve, à l’appui de leur témoignage, aucun des dossiers de formation des six membres d’équipe impliqués dans les trois incidents.

[22]  Au cours de l’audience en révision, le représentant du ministre a présenté des notes tirées d’entrevues effectuées dans le cadre de l’enquête du ministre avec quatre des six membres d’équipe impliqués dans les trois incidents distincts (pièces M-3, M-4, M-10 et M-11). Shane Taylor, le chef du train impliqué dans l’incident du 21 août, a déclaré qu’aucun cadre de la compagnie ne l’avait accompagné dans la locomotive depuis qu’il s’était qualifié en tant que chef de train en 2012. La déclaration de M. Taylor n’est pas conforme au rapport du BST, qui mentionnait qu’une évaluation avait été effectuée par un dirigeant de la compagnie sur la voie principale entre janvier 2015 et août 2016. M. Taylor a ajouté qu’il était à l’emploi du CP depuis « environ six ou sept ans », mais que sa « véritable expérience de travail [était] d’environ six ou sept mois ». Cette période de six à sept mois ne reflète pas non plus le rapport du BST, lequel indique une période de travail réelle d’environ 15 mois.

[23]  Steve Munt, le mécanicien de locomotive lors de l’incident du 24 octobre, a estimé que la dernière fois qu’un cadre de la compagnie l’avait accompagné à bord sur une voie principale remontait à « il y a trois ou quatre ans, sinon plus ». Quant au chef du train impliqué dans l’incident du 24 octobre, Sean Delage, il a déclaré que la dernière fois qu’un dirigeant de la compagnie l’avait accompagné sur une voie principale datait de mars 2015, lors de son parcours de qualification en tant que chef de train.

[24]  Le rapport du BST a constaté ce qui suit concernant le chef de train impliqué dans l’incident du 21 août :

Après être revenu d'une mise à pied de 9 mois en mars 2016, le chef de train avait demandé et obtenu un certain nombre de parcours de familiarisation. Mais tous ces parcours ont eu lieu dans des triages. Le chef de train n'avait pas été de service sur la subdivision de North Toronto durant plus de 9 mois et les parcours de familiarisation accordés ne l'ont pas aidé à mieux se familiariser avec ce territoire.

Également, après son retour d'une mise en pied le 20 août 2016, le chef de train a été informé par le répartiteur des équipes qu'il était peu probable que la compagnie consente à des parcours de familiarisation supplémentaires après une mise à pied de seulement 5 semaines. Comme il lui avait été difficile dans le passé d'obtenir des parcours de familiarisation, le chef de train n'en a pas demandé d'autres à son chef de service immédiatement à son retour, en dépit du fait qu'il ne se sentait pas complètement à l'aise de travailler dans la subdivision de North Toronto.

[25]  Le rapport du BST indiquait que le CP avait demandé au chef de train de revêtir un gilet vert pour signaler son manque d'expérience aux collègues de son équipe. Le rapport note également que le chef de train avait demandé à deux occasions de pouvoir faire des parcours de familiarisation supplémentaires et, « [A]près que ses requêtes ont suscité de la résistance, il s'est adressé au syndicat et a pu ainsi effectuer ces parcours supplémentaires. ». Le rapport ne précise pas le moment de ces deux occasions précédentes.

[26]  Le rapport du BST a finalement identifié ce qui suit comme étant des « faits établis quant aux risques » :

Si des parcours de familiarisation supplémentaires ne sont pas offerts aux employés d'exploitation qui reviennent au milieu de travail après des absences prolongées, pour s'assurer qu'ils se sentent totalement à l'aise avec leur territoire désigné, les membres des équipes peuvent ne pas être suffisamment préparés, ce qui augmente le risque d'accidents de train.

Conclusion du comité d’appel

[27]  Le comité d’appel fera d’abord un commentaire préliminaire sur les statistiques et les efforts de lobbying mentionnés dans les observations du CP en appel. Aucune objection n’a été formulée à l’égard de leur admission et le ministre a souffert de bien peu de préjudices en ne s’opposant pas à leur dépôt en preuve. Cela dit, le Tribunal tient à préciser qu’il ne s’agit pas de faits qui peuvent être admissibles en justice, particulièrement en appel.

[28]  En ce qui concerne la défense de diligence raisonnable, le conseiller en révision a conclu que :

[126] […] Selon la Cour suprême dans R. c. Sault Ste. Marie, faire preuve de diligence raisonnable veut dire prendre toutes les précautions pour prévenir l’infraction et faire tout le nécessaire pour le bon fonctionnement des mesures préventives.

[127] Par conséquent, le Tribunal conclut que la requérante n’a pas pris toutes les précautions raisonnables pour prévenir les violations.

Le conseiller en révision a déterminé que les initiatives mentionnées par le CP ne s’étaient pas avérées efficaces pour prévenir la commission de violations répétées. Dans son évaluation de la conclusion du conseiller en révision, le comité d’appel a examiné le dossier relativement à la défense de diligence raisonnable.

[29]  En plus d’examiner le dossier en ce qui concerne la défense de diligence raisonnable, le comité d’appel a également tenu compte de l’article 3 de la LSF, qui énumère les objectifs de la Loi, précisant au paragraphe 3c) que :

3 La présente loi vise à la réalisation des objectifs suivants :

[…]

c) reconnaître la responsabilité qui incombe aux compagnies d’établir, par leurs systèmes de gestion de la sécurité et autres moyens à leur disposition, qu’elles gèrent continuellement les risques en matière de sécurité; […]

[30]  Depuis les tragiques événements de Lac-Mégantic et les changements apportés aux lois de nature règlementaire encadrant la sécurité dans l’industrie ferroviaire canadienne, les chemins de fer ont un plus grand niveau de responsabilité à l’égard de la quantité et de la qualité de la formation et de l’expertise de leurs équipes.

[31]  Bien que le CP ait déclaré que son programme interne « HomeSafe » « commençait à peu près au même moment » (des incidents) et que sa campagne de lobbying en faveur d’un règlement sur les enregistreurs audio-vidéo à bord des locomotives était en cours, la compagnie n’a pas identifié d’autres mesures concrètes prises avant le premier des incidents afin de contrer l’augmentation de 11 % des incidents résultant d’une erreur humaine qu’elle a elle-même révélée. Alors que la preuve démontre que le CP était au courant du problème, la compagnie n’a fait que des affirmations générales quant à sa culture de sécurité, et présenté des descriptions générales de ses programmes et l’ensemble de son historique. Aucune preuve n’a été faite quant aux mesures précises prises pour régler les problèmes liés à une erreur humaine, ou pour sensibiliser ses équipes de train, avant le premier des trois incidents dont est saisi le comité d’appel, quant à l’importance particulière du respect des signaux d’arrêt absolu.

[32]  Quand il y a violation des règles de sécurité, comme en l’espèce, et lorsque les équipes ignorent les panneaux d’arrêt dans le cadre de l’exploitation d’un chemin de fer, le comité d’appel ne peut simplement se fier aux affirmations générales des hauts dirigeants de la compagnie voulant que les pratiques d’exploitation ont été efficaces et que tout était en ordre. L’augmentation constante des accidents du CP liés aux erreurs humaines remet d’autant plus en question cette assertion. Lorsqu’on identifie des problèmes de sécurité touchant le public ainsi que les équipes de train du CP, il doit y avoir des preuves claires et convaincantes que toutes les activités de la compagnie sont en effet sécuritaires.

[33]  Le comité d’appel note que l’appelante n’a déposé en preuve aucun rapport de formation détaillé ou tout autre dossier de sécurité. Bien que le comité accepte le témoignage général de M. Shearer et de M. Marquis du CP quant à la culture de sécurité qui y existe, l’absence de dossiers de formation relatifs aux membres de l’équipe en cause ou aux équipes de train en général ne permet pas de corroborer leur témoignage. Un examen de ces documents démontrerait à ce comité d’appel si effectivement, et comme l’a dit M. Marquis, « tout était comme nous nous y attendions ». Le comité est d’avis que la tenue de dossiers écrits approfondis et exhaustifs sur la formation des équipes devrait être la pratique d’exploitation habituelle, et l’absence d’une telle preuve corroborante lors de l’audience en révision diminue la valeur probante que le comité peut accorder aux témoignages de MM. Shearer et Marquis.

[34]  Le comité prend acte des déclarations des membres de l’équipe. Malgré une incohérence entre la déclaration de M. Taylor et le rapport du BST, il y avait suffisamment d’uniformité dans le témoignage des trois membres d’équipe impliqués dans les incidents, lorsqu’on leur a demandé à quand remontaient les dernières fois qu’un cadre ou un superviseur de la compagnie les avaient accompagnés à bord du train. La preuve a démontré que les parcours de formation ou de familiarisation sur une voie principale ou secondaire étaient rares, périmés ou désuets.

[35]  Appliquant les facteurs énumérés dans Weyerhaeuser, le comité conclut que, même si un système préventif était en place, il n’était pas adéquat. Sans un ensemble de mesures significatives indiquant des améliorations dans ce domaine, ces incidents liés à une erreur humaine étaient plus que de simples cas conjecturaux, et lorsque le premier incident est survenu, la récidive devenait une certitude.

[36]  L’absence d’efforts tangibles sur le terrain de la part du chemin de fer pour résoudre le problème des erreurs humaines avant l’incident du 21 août 2016, ajoutée à l’absence de parcours de familiarisation adéquats sur un territoire inconnu, y compris dans un cas le refus d’offrir de tels parcours malgré une demande raisonnable pour ce faire — indiquent qu’il n’y avait pas de système de prévention pleinement efficace en place. Fait important, le comité d’appel prend note de la gravité de la règle en cause, règle que les dirigeants du CP ont également maintenue. Dans les circonstances, on s’attendrait à ce que des dossiers de formation se rapportant spécifiquement à cette règle ou à d’autres règles de reconnaissance des signaux soient déposés en preuve afin d’appuyer la défense de diligence raisonnable. Cette règle est particulièrement importante étant donné que le BST l’a incluse dans sa Liste de surveillance de 2016, puisqu’il était préoccupé du fait qu’il « continue de se produire des accidents qui résultent d'erreurs liées au respect des indications des signaux » (pièce A-16, Rapport d’enquête sur la sécurité du transport ferroviaire R16T0162).

[37]  Dans Sault Ste. Marie, on peut lire ce qui suit à la page 1331 :

Lorsqu’un employeur est poursuivi pour un acte commis par un employé dans le cours de son travail, il faut déterminer si l’acte incriminé a été accompli sans l’autorisation ni l’approbation de l’accusé, ce qui exclut toute participation intentionnelle de ce dernier, et si l’accusé a fait preuve de diligence raisonnable, savoir s’il a pris toutes les précautions pour prévenir l’infraction et fait tout le nécessaire pour le bon fonctionnement des mesures préventives.

Encore une fois, le comité d’appel conclut qu’il ne dispose que d’assertions générales de la part de la direction du CP sur sa culture de sécurité, de notes d’entrevue et du rapport du BST. Les dossiers de formation et de suivi du personnel, qui aurait pu servir à appuyer les arguments du CP, n’ont pas été présentés en preuve.

[38]  Le comité d’appel souscrit à la décision du conseiller en révision et conclut que le CP n’a pas prouvé, selon la prépondérance des probabilités, qu’il a fait preuve de diligence raisonnable, en ce qu’il n’a pas pris toutes les mesures raisonnables pour s’assurer qu’aucune contravention ne serait commise.

C.  Équité procédurale

[39]  Les arguments de l’appelante au sujet de l’équité procédurale portaient sur trois thèmes :

  1. Le TATC a compétence pour décider de l’équité procédurale des processus administratifs de TC;
  2. Le CP s’attendait légitimement à ce que TC respecte les conditions contenues dans ses lignes directrices publiées relatives à ses processus opérationnels; et
  3. Le fait que TC ait inclus les trois incidents dans une même SAP était injuste et préjudiciable à la capacité du CP d’élaborer une défense appropriée, car cette procédure ne permettait pas au CP de savoir clairement s’il était accusé trois fois pour trois contraventions différentes ou une fois pour une contravention, avec trois dossiers de preuve différents.

Nous traiterons de ces arguments séparément.

(1)  Compétence du TATC

[40]  En ce qui concerne les droits d’appel dont dispose le CP, la compagnie a soutenu qu’au moment de la délivrance du procès-verbal de violation, elle n’avait pas la capacité juridique de demander un contrôle judiciaire des procédures de TC, du fait que l’article 28 de la Loi sur les Cours fédérales (LCF) n’y identifie pas TC comme étant un office fédéral à l’égard duquel la Cour a compétence pour connaître des demandes de contrôle judiciaire—affirmant du même coup que le TATC était le tribunal approprié pour entendre et rendre des décisions sur des questions d’équité procédurale. Le CP a répété que, s’il advenait que le comité d’appel constate un manque d’équité procédurale dans la procédure ayant conduit à l’émission du procès-verbal, la SAP devrait alors être considérée comme étant nulle et « inapplicable », ou l’affaire devrait être renvoyée au ministre pour réexamen.

[41]  Le représentant du ministre a soutenu que le TATC n’a qu’une compétence limitée en ce qui concerne les révisions et les appels, comme le prévoit la LSR, qui n’inclut pas les conclusions relatives à l’équité procédurale. Le représentant du ministre a cité l’article 40.18 de la LSF :

40.18 Après audition des parties, le conseiller informe sans délai l’intéressé et le ministre de sa décision. S’il décide :

a) qu’il n’y a pas eu contravention, sous réserve de l’article 40.19, nulle autre poursuite ne peut être intentée à cet égard sous le régime de la présente loi;

b) qu’il y a eu contravention, il les informe également, sous réserve des règlements pris en vertu de l’alinéa 40.1b), de la somme à payer au Tribunal par l’intéressé ou en son nom et du délai imparti pour effectuer le paiement.

[42]  Le représentant du ministre a soutenu que la compétence du TATC était très circonscrite : le Tribunal doit déterminer si une contravention a été commise ou non. La loi ne prévoit aucun autre pouvoir de révision ou d’appel, qu’il soit exprès ou implicite, permettant au TATC d’appliquer la réparation demandée par le CP, soit de déclarer la SAP nulle ou de renvoyer l’affaire au ministre pour réexamen. Le représentant du ministre n’était pas d’accord avec l’interprétation que le CP a faite de la LCF, faisant valoir que, si le CP avait souhaité que la SAP soit annulée en raison d’un prétendu manque d’équité procédurale de la part de Transports Canada, il aurait pu demander un contrôle judiciaire à ce stade précoce de la procédure d’application de la loi, en vertu de l’article 18 de la LCF. Le représentant du ministre a soulevé la question de la doctrine de la compétence par déduction nécessaire, soutenant que le législateur n’aurait pas implicitement accordé compétence au Tribunal alors qu’il l’avait explicitement accordée à la Cour fédérale.

Conclusion du comité d’appel

[43]  Le paragraphe 40.16(1) de la LSF se lit comme suit :

40.16(1) Le destinataire du procès-verbal qui veut faire réviser la décision du ministre à l’égard des faits reprochés ou du montant de la pénalité dépose une requête auprès du Tribunal, au plus tard à la date limite qui y est indiquée, ou dans le délai supérieur éventuellement accordé à sa demande par le Tribunal.

[44]  Cette disposition doit être lue conjointement avec l’article 40.18 de la LSF, qui limite le TATC dans son mandat, qui consiste à constater si oui ou non une contravention a été commise. En vertu de l’article 40.18, un conseiller en révision n’a pas le droit de simplement renvoyer un procès-verbal à TC pour révision ou réexamen.

[45]  La doctrine de la compétence par déduction nécessaire a été énoncée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt ATCO Gas and Pipelines Ltd. c. Alberta (Energy and Utilities Board), 2006 CSC 4, où la Cour a conclu au paragraphe 51 que :

sont compris dans les pouvoirs conférés par la loi habilitante non seulement ceux qui y sont expressément énoncés, mais aussi, par déduction, tous ceux qui sont en fait nécessaires à la réalisation de l’objectif du régime législatif.

[46]  Une audience en révision est une audition des faits concernant l’affaire en cause. Il arrive fréquemment qu’une audience serve non seulement à évaluer la valeur probante des éléments de preuve disponibles, mais aussi la preuve, présentée par le ministre, relativement au processus ayant mené à la délivrance d’un procès-verbal. Le Tribunal peut examiner les arguments — ceux du CP en l’espèce — concernant les faits entourant l’infraction alléguée, y compris l’événement lui-même et les interactions entre l’appelante et TC dans le cadre de cet événement. Dans la mesure où ces interactions sont pertinentes pour déterminer si la personne a commis la violation et, dans l’affirmative, le montant de l’amende à payer, comme le prévoit l’article 40.18 de la LSF, la preuve et les arguments concernant ces interactions font partie intégrante du mandat du Tribunal dans la conduite des audiences en révision et en appel en vertu de la LSF.

[47]  Le conseiller en révision est demeuré silencieux sur ce point. Le comité d’appel conclut que l’audition de cette plainte et des arguments en cause fait partie du mandat du Tribunal dans la conduite des audiences en révision et en appel en vertu de la LSF.

(2)  Attentes légitimes

[48]  L’appelante a affirmé que TC avait informé l’industrie ferroviaire canadienne, dans le cadre de lignes directrices communiquées à l’industrie par téléconférence, qu’une lettre d’avertissement serait émise avant la délivrance d’une SAP. Le CP, à l’appui de cette prétention, a déposé en preuve des lignes directrices de TC. Suzanne Madaire-Poisson, chef de la conformité et de la sécurité à Transports Canada, a confirmé qu’une conférence téléphonique avec l’Association des chemins de fer du Canada avait eu lieu et que le CP y avait participé.

[49]  Le CP a soutenu qu’une lettre d’avertissement avise la compagnie ou la personne concernée qu’une infraction à un texte désigné est alléguée, et que cela donne à la compagnie l’occasion de réagir et de prendre, au besoin, des mesures correctives ou préventives afin de démontrer sa conformité en matière de sécurité.

[50]  Le CP a prétendu que la SAP elle-même était fondamentalement déficiente, car TC n’avait pas suivi les procédures publiées en ignorant l’étape de la lettre d’avertissement dans le processus d’application de la loi. Le CP a essentiellement soutenu que l’envoi de cette lettre était une étape obligatoire du processus d’application de la loi, étape que l’on devait effectuer avant qu’un procès-verbal puisse être légalement délivré. Le fait que TC n’ait pas d’abord envoyé une lettre d’avertissement a rendu nul le procès-verbal qui a éventuellement été délivré. Pour cette raison, le CP a fait valoir que le TATC devait simplement renvoyer toute l’affaire à TC, puisqu’en l’espèce, le TATC n’avait rien de légitime à examiner.

[51]  Le CP a fait valoir que « ... lorsqu’ils [TC] ont cessé de les suivre, ils n’ont donné aucun avis ». L’appelante estime qu’en raison du non-respect de TC de ses propres lignes directrices, le CP n’avait pas été en mesure de fournir des renseignements afin de satisfaire à la norme juridique en matière de diligence raisonnable qui aurait convaincu le ministre de ne pas imposer de SAP.

[52]  Compte tenu de ce qui précède, l’appelante a soutenu que TC avait créé des attentes légitimes de la part du CP, selon lesquelles il respecterait ses lignes directrices et donnerait l’occasion au CP d’exposer sa défense de diligence raisonnable avant de délivrer une SAP.

[53]  Au soutien de son argument, l’appelante a cité l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 (Baker) :

Au Canada, la reconnaissance qu’une attente légitime existe aura une incidence sur la nature de l’obligation d’équité envers les personnes visées par la décision. Si le demandeur s’attend légitimement à ce qu’une certaine procédure soit suivie, l’obligation d’équité exigera cette procédure…

[54]  Le représentant du ministre a soutenu que la LSF est muette quant à la façon de délivrer une SAP. Aucune disposition législative ne dicte l’envoi d’une lettre d’avertissement avant la délivrance d’un procès-verbal. La Couronne ne peut pas s’assujettir à des lignes directrices, car ce faire entraverait le pouvoir discrétionnaire du ministre.

Conclusion du comité d’appel

[55]  L’un des objectifs de la lettre d’avertissement est d’aviser la compagnie qu’une contravention alléguée à un texte désigné a été commise. En l’espèce, le CP a lui-même rapporté chacun des incidents au BST. Ainsi, la compagnie était au courant des incidents et, selon le témoignage du témoin du CP, M. Marquis, elle a entrepris ses propres activités de suivi à l’égard de chacun d’eux.

[56]  La lettre d’avertissement a également pour objectif d’obtenir une réponse de la compagnie quant à la façon dont elle a l’intention de remédier à la contravention. Le même objet s’applique à un avis de menace à l’intégrité.

[57]  Le paragraphe 31(1) de la LSF dispose que :

31(1) Si l’inspecteur estime que la conduite d’une personne ou que toute chose dont la responsabilité incombe à une personne comporte un risque pour la sécurité ou la sûreté ferroviaires ou pour la sécurité des personnes ou des biens, il transmet à cette personne et à toute compagnie dont les activités ferroviaires sont touchées par le risque un avis pour les informer de son opinion et des motifs de celle-ci.

[58]  Un avis au CP émis par Peter Hopper, un inspecteur de la sécurité ferroviaire de Transports Canada, a été déposé en preuve sous la cote A-4. L’avis a été délivré le 31 octobre 2016 et était adressé au dirigeant du CP Keith Shearer, directeur général, Pratiques réglementaires et d’exploitation. L’avis référait aux incidents du 21 août 2016, du 15 octobre 2016 et du 24 octobre 2016. Il identifiait en outre la menace à la sécurité des opérations ferroviaires qui en avait résulté, précisant que ces incidents avaient causé un danger en « augmentant le risque de déraillements et de collisions ». L’avis demandait au CP d’indiquer de quelle façon il entendait éliminer ces dangers.

[59]  Un avis émis par un inspecteur ferroviaire et une lettre d’avertissement sont des mesures administratives bien distinctes, même si les deux offrent au récipiendaire l’occasion de réagir à ce qui est perçu comme étant une question de sécurité ferroviaire, en décrivant les mesures prises ou à prendre par le chemin de fer afin d’atténuer les risques identifiés. Le CP a répondu à cet avis dans un message du 15 novembre 2016 adressé à l’inspecteur Hopper. La réponse du CP portait la signature de Lori Kennedy, directrice des Pratiques réglementaires, qui — en deux paragraphes — note que le CP prend la sécurité au sérieux, que des enquêtes ont été entreprises après chaque incident, que la cause première de ceux-ci était liée à un facteur humain — en particulier le défaut des équipes de se conformer aux règles — et que les membres de l’équipe ont fait l’objet de mesures disciplinaires appropriées. La réponse indique également qu’aucun problème systémique n’a été identifié comme étant à l’origine des incidents, mais que le CP continuerait à mettre l’accent sur la conduite sécuritaire des trains, et faire en sorte que toutes les équipes de la région de l’Ontario respectent la règle 34 du REFC (reconnaissance et observation des signaux fixes). De plus, le CP sensibiliserait ses équipes quant à l’attention à porter aux détails et à la communication en cabine, le tout sous la surveillance de la direction de la compagnie.

[60]  En réponse officielle à l’avis de menace à l’intégrité émis par l’inspecteur Hopper, la lettre du CP n’a pas permis d’identifier, même un tant soit peu, les mesures prises ou initiées pour faire face aux risques identifiés. La réponse adoptait plutôt une approche générale, indiquant essentiellement que TC devrait faire confiance à la capacité du CP de s’occuper de l’ensemble de la sécurité de ses opérations et de respecter les signaux d’arrêt conformément au REFC. Les témoignages généraux qu’ont livrés les dirigeants du CP à l’audience en révision reflètent en outre cette approche.

[61]  Aucun élément de preuve démontrant que l’avis avait été annulé par l’inspecteur n’a été présenté; nous savons seulement qu’il était satisfait des mesures prises jusqu’à ce moment-là, mais qu’il continuerait de surveiller la situation au cours des mois suivants. Rien dans la réponse de l’inspecteur ou dans ses actions subséquentes n’indiquait raisonnablement au CP que les risques pour la sécurité identifiés dans son avis avaient été adéquatement traités et que l’affaire était réglée. Bien que l’inspecteur ait témoigné que la surveillance continue n’avait révélé aucune autre violation, il a aussi ajouté que « nous surveillons toujours ».

[62]  Le conseiller en révision n’a pas directement abordé la question des attentes légitimes. Toutefois, il a fait remarquer que le ministre « ... a l’autorisation d’utiliser ces outils comme moyen de dissuasion pour assurer la conformité, et dans ce cas a décidé de délivrer un procès-verbal pour assurer la conformité après qu’aient eu lieu trois infractions de même nature ». Cela témoigne du pouvoir du ministre d’utiliser ses outils et ses processus de façon à régler au mieux les problèmes de conformité, ce qui, en l’espèce, incluait le recours direct à la délivrance d’un procès-verbal.

[63]  Ce n’est pas la première fois que TC délivre un procès-verbal sans avoir préalablement émis une lettre d’avertissement. Au cours de l’audience en révision, Mme Madaire-Poisson a témoigné que Transports Canada était passé directement à l’étape de la délivrance d’un procès-verbal à l’endroit de Cando Rail Services Ltd., le 21 mars 2016 (Cando Rail Services Ltd. c. Canada (Ministre des Transports), 2017 TATCF 10 (révision)).

[64]  La LSF est muette quant à la façon de délivrer une SAP. Aucune disposition législative ou règlementaire ne dicte l’envoi d’une lettre d’avertissement avant la délivrance d’un procès-verbal. En fait le processus apparaît uniquement dans un document d’orientation de TC. Ce document d’orientation indique qu’une lettre d’avertissement sert à :

  • […] Indiquer l’intention du ministre de délivrer un procès-verbal (SAP) si la non-conformité n’est pas corrigée; et
  • Exiger de la compagnie qu’elle réponde par des mesures correctives prises ou envisagées dans les 7 jours civils suivant la délivrance.

Il identifie également les facteurs de sélection d’un outil d’application de la loi, y compris le niveau de risque de non-conformité. Dans l’affaire qui nous occupe, le CP a confirmé que les incidents identifiés étaient des infractions « graves ». En outre, la survenance de trois incidents dans la même zone géographique et à l’intérieur d’un court laps de temps, dont l’un a entraîné une collision entre deux trains, a constitué un facteur aggravant.

[65]  En d’autres termes, le document d’orientation fait référence au pouvoir discrétionnaire de TC relativement à la façon dont il pourrait procéder dans un cas particulier. Il n’y a pas de modèle obligatoire ou prescrit. L’ensemble des facteurs présents dans chaque cas sert à déterminer une approche d’application de la loi appropriée pour répondre à l’immédiateté et à la gravité des risques identifiés.

[66]  Les mesures prises par TC en l’espèce ne correspondent pas exactement aux étapes d’application proposées dans son document d’orientation commun. Pourtant, il est clair que la gravité et le moment des incidents identifiés correspondent à un niveau de risque élevé. L’avis envoyé au CP par l’inspecteur Hopper précisait le sérieux avec lequel TC prenait les choses en main. Le CP a eu la pleine et entière possibilité de répondre à cet avis et de décrire en détail toutes les mesures qu’il prenait pour réduire le risque de contraventions subséquentes à la règle 439.

[67]  Toutefois, s’il reste une question d’équité en suspens, le comité d’appel précise que l’équité procédurale n’est pas absolue. Elle varie plutôt en fonction du contexte législatif et du risque. Le critère d’équité énoncé dans l’arrêt Baker démontre nettement que l’équité procédurale est une échelle mobile où :

des protections procédurales plus importantes seront exigées lorsque la loi ne prévoit aucune procédure d’appel Plus la décision est importante pour la vie des personnes visées et plus ses répercussions sont grandes pour ces personnes, plus les protections procédurales requises seront rigoureuses …

[68]  Le comité est d’avis que le processus d’application de la loi utilisé par TC en l’espèce n’est pas injuste à l’endroit du CP; la compagnie ne s’attendait pas non plus légitimement à ce qu’une SAP soit nécessairement précédée d’une lettre d’avertissement. Le pouvoir discrétionnaire du ministre est expressément prévu dans les lignes directrices de TC. Cela dit, le comité estime qu’à l’avenir, TC pourrait articuler plus clairement l’étendu de ce pouvoir discrétionnaire, et la nécessité de prendre des mesures d’application précises en fonction des risques que présente chaque cas particulier.

(3)  Inclusion de trois incidents dans une seule SAP

[69]  Citant Sault Ste. Marie, l’appelante a déclaré : « À mon avis, le critère primordial devrait être d’ordre pratique et fondé sur la seule justification valide de la règle s’opposant à la multiplicité: l’accusé sait-il de quoi il est accusé ou l’ambiguïté de l’accusation nuit-elle à la préparation de sa défense? » L’appelante a soutenu qu’elle ne connaissait pas la preuve à contrer et que, par conséquent, elle en a subi un préjudice dans la préparation de sa défense.

[70]  L’appelante a déclaré qu’en réunissant plusieurs incidents dans un seul procès-verbal, TC avait créé une confusion quant à savoir si le CP était accusé trois fois pour trois contraventions différentes, ou une fois pour une contravention, avec trois dossiers de preuve différents à l’appui de l’allégation, et que ce faisant, TC avait amplifié la SAP.

[71]  Le ministre a soutenu que le CP n’avait pas subi de préjudice dans la préparation de sa cause du fait que trois incidents avaient été traités en vertu d’un seul procès-verbal, précisant que le ministre devait prouver la survenance des trois incidents au risque de perdre sa cause. Le ministre a ajouté que, si Transports Canada avait délivré trois procès-verbaux distincts, un pour chaque incident, le CP aurait pu se voir imposer une SAP totalisante 180 000 $.

Conclusion du comité d’appel

[72]  Le conseiller en révision a conclu ce qui suit :

[129] En ce qui concerne les préoccupations exprimées par la requérante qui estime que chaque violation de la règle aurait dû être traitée séparément afin de lui fournir l’occasion de démontrer au ministre que des mesures correctives avaient été prises relativement à chaque incident, le ministre a décidé d’agir autrement et de réunir les trois violations. Ceci étant dit, la requérante avait l’occasion et la liberté au cours de l’audience d’indiquer au conseiller du Tribunal quelles mesures correctives avaient été prises respectivement pour chaque infraction, afin de répondre aux préoccupations du ministre. De fait, la requérante a elle aussi « groupé » ses preuves testimoniales et matérielles.

[73]  Le ministre avait la possibilité de traiter chaque incident séparément, auquel cas la sanction pécuniaire imposée au CP aurait pu atteindre 180 000 $. En ce qui concerne les outils de conformité, l’approche choisie par le ministre était celle ayant le moins d’impact potentiel sur le CP. Si le ministre avait procédé séparément dans le cas du premier incident, le montant de la sanction éventuelle aurait pu être réduit de 14 583 $, selon le témoignage de Mme Madaire-Poisson (la valeur du facteur aggravant en raison de violations multiples de la même règle). Toutefois, si le premier incident méritait à lui seul la délivrance d’une SAP, on pourrait soutenir que le deuxième incident aurait aussi été traité séparément, et aurait entraîné une amende de base de 75 000 $ avant l’application des facteurs aggravants et atténuants, et que la SAP découlant du troisième incident aurait atteint 125 000 $ avant l’application des facteurs aggravants et atténuants.

[74]  Le procès-verbal n’est ni obscur ni ambigu. Le CP a été avisé, et savait selon ce que démontre la preuve, que les trois incidents étaient en lien avec la même règle, la règle 439 du REFC, et découlaient du fait que trois équipes distinctes avaient omis de se conformer à cette règle dans une même zone géographique, le tout dans un délai de deux mois. Le CP avait le droit de répondre séparément aux allégations pour chaque événement, et il a choisi de réagir aux allégations en présentant une réponse unique et globale. Une seule contravention commune a été imposée, dont le fondement était l’« omission de s’arrêter ». Dans sa réponse à la demande faite par l’inspecteur Hopper dans l’avis du 31 octobre 2016 voulant que le CP l’informe de la façon dont il entendait « éliminer ces dangers ou conditions afin d’atténuer la menace identifiée », le CP avait l’occasion de fournir des détails sur ses mesures, mais a plutôt choisi de répondre en seulement six phrases qui traitaient de ses mesures en termes généraux.

[75]  Le conseiller en révision a également déclaré : « Bien que la requérante aurait préféré recevoir un procès-verbal pour chaque violation de la règle 439 du REFC, le ministre a le pouvoir de poursuivre plus d’une violation sur un seul procès-verbal. » Le comité d’appel est d’accord avec le conseiller en révision. Le comité conclut que l’inclusion des trois incidents dans un seul procès-verbal n’a pas causé de préjudice au CP.

D.  Conclusion

[76]  Le comité rejette l’appel. Le CP n’a pas établi, selon la prépondérance des probabilités, une défense de diligence raisonnable, en ce qu’il n’a pas pris toutes les mesures raisonnables pour s’assurer que la violation ne se produirait pas; le processus d’application de la loi utilisé par TC en l’espèce n’était pas injuste; et l’inclusion de trois incidents dans un seul procès-verbal n’a pas causé de préjudice au CP.

[77]  Le comité d’appel a identifié un facteur atténuant supplémentaire, lequel est compatible avec la conclusion du conseiller en révision. TC a omis de tenir compte des améliorations apportées à la sécurité par le CP dans le calcul du montant de la SAP. Bien qu’elles n’aient pas suffi à justifier l’établissement d’une défense de diligence raisonnable, ces améliorations sont néanmoins à noter. Le comité d’appel réduit donc la SAP d’un six pour cent supplémentaire. Aussi, le comité ajuste l’équation mathématique utilisée par le conseiller en révision pour s’aligner sur celle énoncée par le témoin de TC, Mme Madaire-Poisson, dans son témoignage lors de l’audience en révision : 81 249 $ moins 81 249 $ fois (0,06 par facteur atténuant, fois 5 facteurs atténuants) égale 56 874,30 $.

IV.  DÉCISION

[78]  L’appel est rejeté. Le comité d’appel confirme la sanction administrative pécuniaire imposée à la Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique. Le comité constate également qu’il existait un autre facteur atténuant n’ayant pas été appliqué dans le calcul de la sanction imposée par Transports Canada; par conséquent, le montant de la sanction est réduit à 56 874,30 $.

[79]  Le montant total de 56 874,30 $ est payable au receveur général du Canada et doit parvenir au Tribunal d’appel des transports du Canada dans les 35 jours suivant la signification de la présente décision.

 

Le 28 août 2019

(Original signé)

Motifs de la décision d’appel :

Mark Conrad, conseiller (président)

Y souscrivent :

George R. Ashley, conseiller

John Gradek, conseiller

Représentants des parties

Pour le ministre :

Eric Villemure

Micheline Sabourin

Pour l’appelante :

Matthew Macdonald

Cassandra P. Quach

 



[1] Dans la demande d’appel, l’appelante a laissé entendre que le ministre avait erré dans la décision à la suite d’une révision. Je considère qu’il s’agit là d’une simple erreur, et j’ai fait mention du conseiller en révision lorsque cela était approprié.

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