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Référence : Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Ministre des Transports), 2021 TATCF 43 (appel)

No de dossier du TATC : H-0023-41

Secteur : ferroviaire

ENTRE :

Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, appelante

- et -

Canada (Ministre des Transports), intimé

[Traduction française officielle]

Audience :

Réexamen sur renvoi de la Cour fédérale du Canada

Affaire entendue par :

George « Ron » Ashley, conseiller présidant l’audience

Patrick Vermette, conseiller

Raymon Kaduck, conseiller (dissident)

Décision rendue le :

16 décembre 2021

DÉCISION ET MOTIFS À LA SUITE D’UN APPEL

Arrêt : L’appel est accueilli en vertu du paragraphe 40.19(3) de la Loi sur la sécurité ferroviaire. Les sanctions pécuniaires de 45 833,04 $ et de 71 499,12 $ sont donc annulées.


I. RÉCAPITULATIF

[1] Dans l’arrêt Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Procureur général), 2020 CF 1119, rendue le 4 décembre 2020, la Cour fédérale du Canada a accueilli une demande de contrôle judiciaire déposée par la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada (CN). La Cour a annulé et renvoyé pour réexamen à un nouveau comité une décision d’un comité d’appel du Tribunal d’appel des transports du Canada (TATC) datée du 6 décembre 2019.

[2] Dans sa décision Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Ministre des Transports), 2019 TATCF 52 (appel), le TATC avait rejeté l’appel interjeté par le CN d’une décision à la suite d’une révision du TATC. Cette décision à la suite d’une révision confirmait un procès-verbal qu’avait délivré au CN le ministre des Transports (ministre) en raison d’une violation de l’article 17.2 de la Loi sur la sécurité ferroviaire (LSF).

[3] Selon ledit procès-verbal, le CN a omis d’entretenir adéquatement deux de ses voies ferrées, ce qui a entraîné une violation des exigences du Règlement concernant la sécurité de la voie, également connu sous le nom de Règlement sur la sécurité de la voie (RSV). Ce règlement dispose, en partie, que les joints éclissés doivent être boulonnés à l’aide d’au moins deux boulons sur chaque rail.

[4] Conformément aux instructions de la Cour fédérale, la présente décision d’appel constitue un réexamen de la preuve et des arguments présentés lors des audiences en révision et en appel.

II. HISTORIQUE

A. Le procès-verbal

[5] Transports Canada (TC) a délivré un procès-verbal au CN en date du 5 février 2017, en vertu de l’alinéa 3(1)b) du Règlement sur les sanctions administratives pécuniaires relatives à la sécurité ferroviaire et des articles 40.14 à 40.22 de la LSF. Les deux chefs d’accusation énoncés dans le procès-verbal se lisent comme suit :

Le ou vers le 19 octobre 2016, dans la subdivision Brazeau, entre approximativement les milles 0 et 25, près de Blackfalds (Alberta) dans le comté de Lacombe, la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada a exploité du matériel ferroviaire sur un chemin de fer autrement que conformément à la règle Vd) de la section D de la partie II du Règlement concernant la sécurité de la voie en exploitant du matériel ferroviaire sur des joints éclissés, alors que chaque rail n’avait pas été boulonné à l’aide d’au moins deux boulons sur les voies de catégorie 2 à 5, contrevenant ainsi à l’article 17.2 de la Loi sur la sécurité ferroviaire.

Sanction administrative pécuniaire : 45 833,04 $

Le ou vers le 20 octobre 2016, dans la subdivision Camrose, entre approximativement les milles 75 et 95,1, dans la ville de Camrose (Alberta), la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada a exploité du matériel ferroviaire sur un chemin de fer autrement que conformément à la règle Vd) de la section D de la partie II du Règlement concernant la sécurité de la voie en exploitant du matériel ferroviaire sur des joints éclissés, alors que chaque rail n’avait pas été boulonné à l’aide d’au moins deux boulons sur les voies de catégorie 2 à 5, contrevenant ainsi à l’article 17.2 de la Loi sur la sécurité ferroviaire.

Sanction administrative pécuniaire : 71 499,12 $

B. Cadre législatif

[6] Le procès-verbal indique que l’article 17.2 de la LSF est le texte désigné auquel le CN a contrevenu. Cette disposition prévoit que :

17.2 Il est interdit à toute compagnie de chemin de fer d’exploiter ou d’entretenir un chemin de fer, notamment les installations et le matériel ferroviaires, et à toute compagnie de chemin de fer locale d’exploiter du matériel ferroviaire sur un chemin de fer, en contravention avec un certificat d’exploitation de chemin de fer, les règlements et les règles établies sous le régime des articles 19 ou 20 qui lui sont applicables, sauf si elle bénéficie de l’exemption prévue aux articles 22 ou 22.1.

[7] L’article 6 de la partie I du RSV énonce les responsabilités des compagnies de chemin de fer :

6.1 Le chemin de fer doit s’assurer qu’un inspecteur ou superviseur de la voie effectue l’inspection des voies à des intervalles et selon des méthodes garantissant que la voie est conforme au RSV, et qu’elle est sécuritaire pour tout mouvement circulant à la vitesse permise.

6.2 Lorsqu’une voie est dans un état non conforme aux présentes prescriptions, le chemin de fer doit immédiatement :

a) rétablir la conformité de la voie; ou

b) en interrompre l’exploitation.

[...]

[8] La section D de la partie II du RSV prescrit les exigences minimales relatives au ballast, aux traverses de voies, aux raccords d’assemblage de la voie et à l’état physique des rails. L’alinéa 5d) indique ce qui suit :

5. Joints de rail

[...]

d) Dans le cas des joints éclissés, poser au moins deux boulons sur chaque rail sur les voies de catégories 2 à 5, et poser au moins un boulon sur chaque rail, sur les voies de catégorie 1.

[9] L’article 2 de la section F de la partie II du RSV porte sur l’inspection des voies, et dispose que la voie en cause en l’espèce doit être inspectée visuellement au moins deux fois par semaine (tableau de l’alinéa 2.4e)). Aux termes de l’article 1.3 de la section F de la partie II du RSV, si la personne effectuant l’inspection constate un écart par rapport aux exigences du RSV, elle doit immédiatement prendre les mesures correctives nécessaires.

C. Décision à la suite d’une révision du TATC

[10] Le CN a contesté le procès-verbal et une audience en révision a eu lieu les 24 et 25 janvier 2018. Le conseiller en révision a finalement confirmé les contraventions et maintenu les sanctions pécuniaires.

[11] Dans sa décision, le conseiller note que le fait que des boulons étaient manquants sur une portion de deux lignes de chemin de fer du CN aux dates indiquées dans le procès-verbal n’était pas contesté. Le conseiller a conclu que l’alinéa 5d) avait été établi par des « experts de l’industrie ferroviaire nord-américaine », qu’il était sans équivoque, et que le RSV ne laissait aucune latitude quant au nombre de boulons manquants. Puisque les faits démontraient que le nombre de boulons manquants excédait celui autorisé par le règlement, le conseiller s’est penché sur la défense de diligence raisonnable du CN. Bien qu’il ait pris note de l’existence des programmes de sécurité du CN, le conseiller a finalement rejeté les arguments de la compagnie qui plaidait la diligence raisonnable à l’égard des deux violations.

D. Décision d’appel du TATC

[12] Le CN a fait appel de cette décision devant un comité d’appel du TATC composé de trois membres. Le CN a soutenu (i) que le conseiller avait commis une erreur dans son interprétation du RSV et en concluant qu’un seul boulon manquant constituait automatiquement une violation du règlement, et (ii) que le conseiller avait commis une erreur en appliquant une norme de perfection au lieu d’une norme fondée sur les précautions raisonnables ou la diligence raisonnable.

[13] Il s’en est suivi une audience d’une journée puis, dans une décision en date du 6 décembre 2019, l’appel était rejeté. Les violations et les sanctions imposées ont été maintenues.

[14] Concernant la question des normes relatives au RSV, le comité d’appel a conclu que « [l]e Règlement concernant la sécurité de la voie ne prévoit pas le nombre ou le pourcentage de boulons manquants qui pourraient être autorisés dans la structure de la voie ». Le comité a poursuivi en concluant que le règlement avait été approuvé par l’industrie ferroviaire, y compris le CN, et qu’il « dispose formellement que chaque joint doit être solidement fixé par deux boulons ». Étant donné que le nombre de boulons manquants allait à l’encontre des exigences du règlement, le comité d’appel a conclu qu’il y avait eu violation.

[15] À l’égard de la défense de diligence raisonnable du CN, le comité d’appel a déterminé « qu’aucun élément de preuve suffisant ou convaincant n’a été présenté pour démontrer que l’appelante avait fait preuve de toute la diligence raisonnable ».

E. Contrôle judiciaire de la décision du TATC à la suite d’un appel

[16] Le CN a demandé un contrôle judiciaire de la décision à la suite d’un appel en faisant valoir que le comité d’appel avait mal interprété les exigences du RSV relatives aux boulons de joint de rail, et qu’il avait commis une erreur en rejetant la défense de diligence raisonnable du CN.

[17] La Cour fédérale a conclu que, même si l’interprétation du comité à l’égard du RSV était raisonnable, son évaluation de la défense de diligence raisonnable ne l’était pas.

[18] La Cour a confirmé qu’une violation commise au titre de l’article 17.2 de la LSF constituait une infraction de responsabilité stricte et, pour ce qui est du non-respect des exigences du RSV, a déclaré que les parties n’avaient pas contesté le fait que les boulons de joint de voie ferrée peuvent venir à manquer entre les inspections simplement en raison de l’usage normal des voies ferrées. Par conséquent, il était impossible de se conformer au RSV parfaitement et en tout temps. En ce sens, la Cour a déclaré :

[96] ... La question n’est pas tant de prévenir le défaut que d’effectuer des inspections pour le déceler et le corriger dès qu’il est constaté. À cet égard important, le défaut en cause ici est bien différent de ceux qui ne devraient pas du tout survenir si les procédures adéquates ont été respectées (p. ex., l’omission d’appliquer un frein à main en cause dans l’affaire Cando Rail Services Ltd). Par conséquent, le défaut à l’égard duquel la diligence raisonnable doit être soulevée ne peut se rapporter au simple fait des boulons manquants, qui est inévitable. C’est plutôt le fait que le nombre de boulons manquants était plus important que ce à quoi l’on pourrait s’attendre du fait de l’usage normal des voies ferrées entre les inspections. Ce n’est qu’alors que les activités d’entretien de la compagnie de chemin de fer soulèvent des questions ou des préoccupations. Les parties étaient toutefois en désaccord quant au nombre de référence de ces pratiques. [nous soulignons]

[19] La Cour a constaté qu’il y avait une disparité dans la preuve quant au nombre de boulons manquants que l’on devrait normalement déceler lors des inspections. Selon la Cour :

[99] ... [I]l était admis qu’une conformité parfaite et perpétuelle à l’alinéa d) est impossible, car des défauts surgiront simplement en raison de l’usage normal de la voie entre les inspections et cela ne suppose pas en soi qu’une compagnie de chemin de fer n’a pas déployé la diligence requise pour prévenir le délit. Mais les critères de référence radicalement différents que suggèrent les parties donnent lieu à des normes de diligence différentes, lesquelles ont à leur tour une incidence directe sur la question de savoir si le CN a établi ou non une défense de diligence raisonnable. [nous soulignons]

[100] En termes simples, Transports Canada considérait le nombre de boulons manquants [traduction] « anormalement » élevé, contrairement au CN. Le comité a dû déterminer qui avait raison. Malheureusement, il ne l’a pas fait. (Pour être juste, le conseiller en révision non plus.)

[101] Sans déterminer une référence quant au nombre de boulons dont on pourrait s’attendre qu’ils viennent à manquer entre les inspections en raison de l’usage normal des voies, rien ne permet d’évaluer, du point de vue de la diligence raisonnable, la portée des événements suivants : le 19 octobre 2016, il manquait 34 boulons de joint sur une section de 25 milles de la subdivision Brazeau, et le 20 octobre 2016, 11 boulons de joint sur une section de 20 milles de la subdivision Camrose. Si (comme le faisait valoir le CN) cela s’inscrivait dans l’intervalle des résultats normalement attendus, l’on pouvait soutenir uniquement pour cette raison que le CN n’a pas fait preuve de négligence dans ses inspections et son entretien des voies ferrées. Contrairement à ce que s’imaginait le comité, il n’était donc pas nécessaire de s’attarder davantage sur les activités d’inspection et d’entretien du CN pour établir une défense de diligence raisonnable. D’un autre côté, si (comme l’affirmait le ministre) ce nombre de boulons manquants était anormalement élevé, une inférence défavorable pouvait alors (compte tenu du fardeau imposé au CN d’établir la diligence raisonnable) être raisonnablement tirée de l’absence d’une preuve plus précise touchant aux activités d’inspection et d’entretien du CN à l’égard de ces deux subdivisions. ...

[20] La Cour fédérale a conclu qu’en l’absence d’une décision du comité quant au critère de référence, l’inférence défavorable qu’il a tirée du défaut du CN de fournir davantage d’éléments de preuve sur ses activités d’entretien et d’inspection n’est pas étayée rationnellement. Par conséquent, la décision du comité de rejeter la défense de diligence raisonnable pour ce seul motif est déraisonnable. La décision du comité d’appel a donc été annulée et l’affaire a été renvoyée au TATC pour qu’un comité différemment constitué rende une nouvelle décision.

III. RÉEXAMEN

[21] Aux termes du paragraphe 40.19(3) de la LSF, le comité d’appel du TATC peut rejeter l’appel ou y faire droit et substituer sa propre décision à celle en cause.

[22] Le présent comité d’appel est tenu de déterminer un critère de référence quant au nombre acceptable ou normal de boulons pouvant venir à manquer entre les inspections en raison de l’usage normal des deux voies ferrées. À notre avis, cela doit se faire au début de l’analyse de la défense de diligence raisonnable du CN. Essentiellement, si le nombre de boulons manquants ne dépasse pas ce seuil, comme l’a déclaré la Cour, il ne serait alors « pas nécessaire de s’attarder davantage sur les activités d’inspection et d’entretien du CN pour établir une défense de diligence raisonnable ».

[23] La Cour fédérale a indiqué que « [s]i le ministre prouve l’actus reus, il est alors loisible au défendeur de montrer qu’il ne devrait néanmoins pas se voir reproché d’avoir contrevenu à l’article 17.2, soit parce qu’il a prêté foi honnêtement, mais erronément, à des faits qui, s’ils sont avérés, l’innocenteraient de l’acte ou de l’omission, ou parce que le défaut est survenu malgré le fait qu’il a pris toutes les mesures raisonnables pour ne pas que cela se produise ». Toutefois, dans le cadre de cette évaluation et « du point de vue de la diligence raisonnable » comme l’a dit la Cour, l’analyse des éléments de preuve présentés par le CN concernant ses activités d’entretien et d’inspection n’est pas nécessaire si le nombre de boulons manquants ne dépasse pas le nombre de boulons dont on pourrait s’attendre qu’ils viennent à manquer entre les inspections.

[24] Par souci d’équité envers le conseiller en révision et les membres du comité d’appel précédents dans cette affaire, ainsi qu’envers les représentants des parties impliquées avant le présent appel, précisions que cette approche est novatrice. La décision de la Cour fédérale exige qu’il y ait une nouvelle évaluation, soit l’établissement d’un seuil de tolérance légal pour les boulons manquants, puisque la disposition du RSV prévoit une tolérance zéro, ce qui est impossible à respecter.

[25] Un nouveau seuil doit maintenant être établi et appliqué. La Cour nous indique qu’il y a suffisamment de preuves au dossier pour qu’un comité d’appel reconstitué puisse déterminer ce seuil.

[26] Nous sommes d’avis qu’il n’appartient pas à un comité d’appel du TATC d’établir une norme générale pour un nombre « anormal » de boulons de voie manquants; un nombre définitif devant être appliqué à l’échelle du réseau dans l’industrie ferroviaire canadienne. Le comité d’appel se pliera cependant aux instructions de la Cour et évaluera les éléments de preuve et les arguments limités présentés lors des audiences en révision et en appel afin de déterminer un seuil applicable aux points milliaires des deux subdivisions du CN en cause.

[27] Sur ce point, la décision émanant du contrôle judiciaire a mis en évidence la disparité entre les deux parties :

[99] ... [L]es critères de référence radicalement différents que suggèrent les parties donnent lieu à des normes de diligence différentes, lesquelles ont à leur tour une incidence directe sur la question de savoir si le CN a établi ou non une défense de diligence raisonnable.

[28] Selon la thèse du ministre, le nombre de boulons manquant est « anormal » lorsqu’il y en a plus d’un ou deux pour chaque 100 milles de voie principale éclissée. Pour sa part, le CN estime qu’en raison des activités normales entre les inspections, l’on peut s’attendre à constater qu’un ou deux boulons se sont desserrés ou brisés pour chaque mille de voie, et que cela ne devrait pas (et n’avait pas jusqu’à présent) soulever de questions ou de préoccupations quant aux activités d’entretien de la voie.

A. Résumé de la preuve

[29] Les faits suivants concernant les deux subdivisions sont pertinents :

(1) Subdivision Camrose

[30] Le 22 juin 2016, un inspecteur de TC et deux superviseurs de la voie du CN ont inspecté un tronçon de 24,7 milles de cette voie de catégorie 3. Ils y ont trouvé 27 boulons de joint manquants. Chaque boulon manquant a été remplacé.

[31] Préoccupé par le nombre de boulons manquants découverts lors de cette inspection, le CN a décidé d’effectuer une « inspection éclair » sur d’autres tronçons de la voie dès le lendemain. Les résultats de ces inspections ont incité les représentants de TC à conclure qu’il y avait un grand nombre de boulons manquants.

[32] Le 13 octobre 2016, le CN a effectué une inspection électronique des éclisses de la même section de la subdivision, trouvant trois boulons desserrés et 16 qui manquaient. Le CN a une fois de plus inspecté la même voie le 19 octobre 2016, mais aucun défaut n’a été signalé à cette date.

[33] Le 20 octobre 2016, l’inspecteur de TC a une fois de plus inspecté la section en présence de représentants du CN. Sur le tronçon de 24,7 milles, 11 boulons étaient manquants. Le procès-verbal délivré au CN en février de l’année suivante contenait les résultats de cette dernière inspection.

(2) Subdivision Brazeau

[34] À la mi-octobre 2016, un tronçon de 25 milles de cette voie de catégorie 2 (milles 0 à 25) a été inspecté par la firme Sperry Rail, un fournisseur indépendant engagé par le CN. Quatre boulons manquants ont été relevés le 15 octobre puis 20 autres le 18 octobre. Nous ne savons pas exactement si Sperry Rail a remplacé les boulons manquants au fur et à mesure qu’ils ont été identifiés. Une inspection a également été effectuée le 16 octobre (milles 0 à 65) sans qu’aucun défaut n’ait été signalé, bien qu’il ne soit pas certain que cette inspection portait spécifiquement sur les boulons de joint.

[35] Cette inspection fut suivie d’une autre sur la même voie le 19 octobre 2016, laquelle a été effectuée par l’inspecteur de TC, accompagné d’un représentant du CN. Cette dernière inspection a révélé 34 boulons manquants sur 34 éclisses. Tous les boulons manquants ont été immédiatement remplacés. Les résultats de cette inspection faisaient également partie du procès-verbal délivré au CN. L’inspecteur de TC a noté à l’époque qu’il n’était pas clair si les boulons manquants découverts lors des inspections précédentes avaient été remplacés. C’est-à-dire qu’il n’a pas été possible de déterminer sur quelle période de temps ces 34 boulons manquants se sont accumulés.

B. Attentes de TC à l’égard des boulons manquants

[36] Mme Suzanne Madaire-Poisson, chef de la conformité et de la sécurité à la Sécurité ferroviaire de TC, a déclaré qu’elle gérait les processus d’émission des sanctions administratives pécuniaires (SAP) et de délivrance des procès-verbaux à TC. Au moment de préparer les procès-verbaux en l’espèce, elle avait consulté des employés régionaux de TC ainsi que des experts techniques qui lui ont indiqué que le nombre de boulons manquants sur la voie Camrose était « anormalement » élevé.

[37] L’inspecteur ferroviaire de TC qui a mené les inspections, M. Julien Léger, avait envisagé d’émettre une lettre d’avertissement au CN (plutôt qu’un procès-verbal) après une inspection qu’il avait effectuée plus tôt en juin 2016. À la suite de la réception des résultats de deux inspections subséquentes ayant eu lieu en octobre de la même année, Mme Madaire-Poisson a décidé d’écarter l’émission d’une lettre ou d’un avertissement et a plutôt dressé un procès-verbal et imposé des SAP. Selon son témoignage, sa décision était fondée sur ce qu’elle considérait comme étant des problèmes continus de boulons manquants sur cette voie, et sur la recommandation plus récente de l’inspecteur Léger et celle des responsables de TC dans la région des Prairies et du Nord. Aucune mesure administrative n’a été prise à l’égard des résultats de l’inspection de juin, même si le nombre de boulons manquants constatés à ce moment-là était nettement supérieur au nombre découvert par la suite en octobre.

[38] Concernant la question des boulons manquants (en raison du passage des trains entre les inspections), Mme Madaire-Poisson a été informée par un collègue de la région que l’on pouvait normalement s’attendre à trouver un ou deux boulons manquants pour chaque 100 milles de voie principale éclissée. Cette évaluation a été renforcée lors sa consultation auprès de deux experts techniques en ingénierie dans les bureaux de TC à Ottawa. Le ministre n’a pas appelé ces experts ou d’autres collègues à témoigner pour expliquer comment avaient été déterminées les attentes de TC en matière de boulons manquants. En contre-interrogatoire, l’inspecteur Léger a reconnu qu’il n’avait jamais entendu parler de cette expectative auparavant et qu’il n’en connaissait pas le fondement.

[39] L’inspecteur Léger a pour sa part affirmé que lorsqu’il effectuait une inspection, il s’attendait à ne découvrir aucun boulon manquant sur un tronçon de 25 milles.

[40] L’inspecteur Léger a indiqué que les voies qu’il avait inspectées dans la subdivision Brazeau étaient en mauvais état en raison du nombre de boulons manquants, ce qui était selon lui préoccupant. Il a déclaré qu’il en résultait un risque pour la sécurité jusqu’à ce qu’ils soient remplacés. Il a par ailleurs expliqué que, n’étant pas un expert, il ne savait pas pourquoi les boulons disparaissaient et que, fondamentalement, sa préoccupation au sujet du nombre de boulons manquants découlait de son expérience en tant qu’inspecteur de la voie à TC et auparavant, à titre d’agent d’entretien de la voie au CN et fournisseur indépendant du CN.

[41] Mme Madaire-Poisson a clarifié son témoignage sur ce point, expliquant que même si un seul boulon manquant pouvait conduire à l’émission d’une SAP, de nombreux facteurs pouvaient causer le desserrement ou la chute des boulons.

[42] En somme, en ce qui concerne l’impact sur la sécurité, la sanction pécuniaire et les boulons manquants, Mme Madaire-Poisson a déclaré : « ... ce n’est pas nécessairement le nombre de boulons manquants, mais c’est une situation où, si vous en avez beaucoup ... il est possible qu’il y ait un préjudice. Les règles donc là pour protéger la sécurité des opérations ferroviaires. Si on y contrevient, dans mon esprit, cela – cela pourrait mettre la sécurité en péril... ».

C. Attentes du CN à l’égard des boulons manquants et de la diligence raisonnable

[43] M. John Robinson, chef adjoint de l’ingénierie au CN, a témoigné que ces deux voies de subdivision relevaient de sa responsabilité, et que le CN y effectuait les inspections visuelles bihebdomadaires qu’exigeait le RSV, en plus d’appliquer d’autres mesures adoptées par la compagnie. Il a confirmé que des boulons manquants pouvaient être découverts lors de ces inspections, mais qu’ils pouvaient aussi passer inaperçus pour diverses raisons.

[44] Le témoin a déclaré que les boulons de joint se brisent ou se détachent en raison de l’usage normal des voies (plus l’usage est important, plus la probabilité de découvrir des boulons manquants est élevée). Se fondant sur son expérience de milliers d’inspections de la voie, il estimait que tant que les représentants du CN ne constataient pas plus d’un ou deux boulons manquants par mille, les inspecteurs de TC n’y voyaient pas de problème. Il ne comprenait pas comment Mme Madaire-Poisson ou les experts en ingénierie de TC avaient pu établir la norme autorisant un ou deux boulons manquants par 100 milles de voie.

[45] M. Robinson n’avait jamais entendu parler d’un déraillement ayant été causé par un boulon de joint manquant, ajoutant qu’un seul boulon de joint manquant ne poserait pas de risque pour la sécurité.

D. Décision relative au critère de référence pour les boulons manquants

[46] Le comité tire la conclusion qui suit des faits entourant les deux inspections à l’origine des infractions énoncées dans le procès-verbal : le 20 octobre 2016, sur un tronçon de 24,7 milles de la subdivision Camrose du CN, il manquait 11 boulons sur 11 éclisses. Cela représente moins d’un boulon manquant par mille, ou un peu moins d’un boulon par deux milles. La veille, dans une section de 25 milles de la subdivision Brazeau du CN, 34 boulons étaient manquants sur 34 éclisses, ce qui équivaut à un peu plus d’un boulon manquant par mille.

[47] La portion de voie en cause dans la subdivision Brazeau a été inspectée deux fois par un sous-traitant du CN dans les jours précédant immédiatement l’inspection du 19 octobre. Jusqu’à quatre trains par jour circulaient régulièrement sur ces voies. La première fois, on a noté que quatre boulons étaient manquants. Trois jours plus tard, 20 boulons manquaient, puis le 19 octobre, l’inspecteur de TC a constaté l’absence de 34 boulons. Même si Sperry Rail (pour le compte du CN) avait remplacé les boulons manquants à chaque fois lors des deux inspections précédentes, ces inspections démontraient qu’au jour le jour, et compte tenu du passage continu des trains, les boulons tombaient constamment. Le nombre de boulons qui tombent varie. Bien qu’il soit faible en moyenne, reflétant ainsi la position du CN sur la perte normale de boulons, il excède le seuil avancé par TC dans sa justification des infractions en l’espèce, soit un ou deux boulons manquants tous les 100 milles.

[48] Tout seuil proposé à titre de critère de référence devrait être soutenu par un témoignage ou une preuve d’experts, et à tout le moins par des témoins des inspections ayant une expérience du terrain et capables de présenter des preuves tangibles des raisons pour lesquelles un seuil donné devrait être appliqué dans une situation donnée.

[49] En l’espèce, les témoins du ministre se sont fiés aux « experts » internes en ingénierie du bureau d’Ottawa. Bien que ceux-ci aient été identifiés, ils n’étaient pas présents pour témoigner. Mme Madaire-Poisson, en tant que représentante du ministre responsable de la conformité en matière de sécurité ferroviaire, a déclaré qu’elle comptait également sur le soutien du directeur régional de TC de la région des Prairies et du Nord, mais lui non plus n’a pas été appelé à la barre des témoins. Le seul représentant de TC qui a témoigné, l’inspecteur Léger, a présenté des éléments de preuve à l’appui des faits et a donné son avis sur ce qu’il estimait être la norme. À ce sujet, il a d’abord déclaré qu’il ne devrait jamais y avoir de boulons manquants, puis, lorsqu’on l’a interrogé sur la norme d’un ou deux boulons manquants par 100 milles, norme dont avaient parlé Mme Madaire-Poisson et les experts de TC, il a affirmé ne pas savoir d’où elle sortait.

[50] Dans son témoignage, Mme Madaire-Poisson a fait référence à l’opinion d’experts internes de TC, mais elle n’a pas elle-même été présentée comme étant une experte en génie ferroviaire, et elle n’a expliqué ni pourquoi ni comment leur point de vue sur la règle avait été formulé. Sa perception de ce que devrait être le nombre sécuritaire était vague et couvrait maintes possibilités plutôt que de reposer sur des preuves empiriques solides. Elle a également confirmé qu’il s’agissait du premier procès-verbal délivré à une compagnie de chemin de fer canadienne pour une infraction liée à l’inspection des voies en vertu du RSV, plus particulièrement pour des boulons manquants en vertu de l’alinéa 5d) (Joints de rail) de la section D de la partie II du RSV.

[51] À la suite de l’examen de la preuve et des arguments des deux parties présentés en l’espèce, le comité d’appel se retrouve face à la difficile tâche de déterminer le critère de référence du nombre de boulons dont on pourrait s’attendre qu’ils viennent à manquer entre les inspections en raison de l’usage normal de ces deux voies. Essentiellement, pour délivrer le procès-verbal contesté, le ministre s’est fondé sur l’opinion d’experts et celle d’un directeur régional dont les témoignages de première main n’ont pas été présentés au TATC. Le seul témoin du ministre ayant de l’expérience dans le domaine, mais n’étant pas expert en matière de boulons manquants, a témoigné de vive voix, déclarant qu’il croyait que la norme pertinente était différente, en ce qu’elle constituait une tolérance zéro, ajoutant qu’il n’avait jamais entendu parler du critère de référence des experts. Le seul témoin du CN, M. Robinson, lequel n’a pas été contre-interrogé, possède une vaste expérience dans le domaine. Mais au cours de son témoignage, il a passé autant de temps à traiter de ce qu’il croyait être la norme de TC qu’à expliquer clairement quel était le seuil acceptable du CN quant au nombre anormal de boulons manquants. À titre illustratif, il a fondamentalement déclaré que la réalité vécue par le CN, soit de découvrir un ou deux boulons manquants par mille, avait toujours constitué une norme acceptable pour les inspecteurs de TC.

[52] Somme toute, en fonction des éléments de preuve et des arguments limités qui ont été présentés, le comité d’appel conclut que pour ce qui est de la délivrance d’un procès-verbal, le critère de référence d’un ou deux boulons manquants par mille pour ces deux subdivisions est plus raisonnable que la norme considérablement plus élevée suggérée par le ministre qui est d’un ou deux boulons manquants par 100 milles. M. Robinson a témoigné de son expérience du terrain à l’appui de la position du CN. Son témoignage tranche avec ceux des deux témoins du ministre dont les conclusions à l’appui de la délivrance du procès-verbal sont affaiblies du fait qu’elles constituent une preuve dérivée, sans confirmation directe ou, dans le cas de l’inspecteur, parce qu’elles sont par ailleurs incohérentes.

IV. CONCLUSION

[53] Les faits en l’espèce démontrent que le 19 octobre 2016, il manquait 34 boulons sur un tronçon de voie ferrée de 25 milles dans la subdivision Brazeau, et que dans la subdivision Camrose, 11 boulons étaient manquants sur un tronçon de voie de 24,7 milles le 20 octobre 2016. Ces chiffres sont inférieurs à la norme d’un ou deux boulons manquants par mille. Fondamentalement, le nombre de boulons manquants constaté ici n’est pas anormalement élevé, car il n’excède pas le critère de référence applicable que nous établissons par la présente pour ces deux subdivisions, soit un à deux boulons manquants par mille. Il s’agit plutôt de la quantité que l’on peut raisonnablement s’attendre à trouver en raison de l’usage normal de voies de catégorie 2 ou 3 entre les inspections continues des voies ferrées. En clair, nous en venons à la conclusion qu’en l’espèce le nombre de boulons manquants sur les voies des deux subdivisions, en fonction des éléments de preuve présentés par les parties et de notre examen du cadre juridique applicable, n’est pas anormalement élevé.

[54] Il n’y a donc pas lieu de conclure que les activités d’entretien de la voie du CN étaient déficientes ou que la compagnie a fait preuve de négligence en omettant de prendre toutes les mesures raisonnables pour entretenir la voie conformément au RSV. Conformément aux instructions de la Cour fédérale, en déterminant que le nombre de boulons manquants n’excédait pas le critère de référence applicable en l’espèce, nous devons conclure que le nombre de boulons manquants se situait dans la fourchette de ce à quoi il était normal de s’attendre dans les deux subdivisions, et que le CN n’avait pas été négligent dans son inspection et son entretien de ces voies. La défense de diligence raisonnable est par conséquent établie sans qu’il soit nécessaire d’examiner plus en profondeur les activités d’inspection et d’entretien du CN.

[55] En conclusion, l’appel est accueilli et le procès-verbal délivré au CN dans lequel TC alléguait, à la suite de deux inspections dans les subdivisions Camrose et Brazeau du CN les 19 et 20 octobre 2016, qu’il y a eu violation de l’article 17.2 de la LSF est annulé.

V. MOTIFS DISSIDENTS DU CONSEILLER RAYMON KADUCK

[56] Nous faisons face à un cas impliquant du raisonnement, des motifs, le pouvoir discrétionnaire en matière réglementaire, la déférence envers les tribunaux spécialisés, l’intention du législateur et la diligence raisonnable, le tout lié par quelques boulons.

[57] Le présent comité d’appel a été constitué pour réexaminer un point central que le juge Norris avait jugé déraisonnable dans la décision de la Cour fédérale Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Procureur général), 2020 CF 1119, à savoir :

[101] ... Si (comme le faisait valoir le CN) cela s’inscrivait dans l’intervalle des résultats normalement attendus, l’on pouvait soutenir uniquement pour cette raison que le CN n’a pas fait preuve de négligence dans ses inspections et son entretien des voies ferrées. Contrairement à ce que s’imaginait le comité, il n’était donc pas nécessaire de s’attarder davantage sur les activités d’inspection et d’entretien du CN pour établir une défense de diligence raisonnable. D’un autre côté, si (comme l’affirmait le ministre) ce nombre de boulons manquants était anormalement élevé, une inférence défavorable pouvait alors (compte tenu du fardeau imposé au CN d’établir la diligence raisonnable) être raisonnablement tirée de l’absence d’une preuve plus précise touchant aux activités d’inspection et d’entretien du CN à l’égard de ces deux subdivisions. Cependant, en l’absence d’une détermination par le comité du nombre de référence, l’inférence défavorable qu’il a tirée du défaut du CN de fournir davantage d’éléments de preuve sur ses activités d’entretien et d’inspection n’est pas étayée rationnellement. Par conséquent, la décision du comité de rejeter la défense de diligence raisonnable pour ce seul motif est déraisonnable.

[58] Bien que les instructions de la Cour fédérale soient floues à cet égard, mes collègues semblent convaincus qu’ils doivent choisir entre deux prétentions accessoires telles qu’elles ont été formulées par le CN en première instance. Pour les raisons qui suivent, je ne crois pas que cela soit nécessaire. Comme la Cour fédérale l’a noté au paragraphe 77 de sa décision, la cour de révision ne « procède pas à une analyse de novo du sens de l’alinéa d) ni ne se demande ce qu’aurait été la réponse correcte (Vavilov, au para 116) », mais doit plutôt examiner la décision « dans son ensemble » en utilisant la norme de la décision raisonnable. Lorsque mes conclusions diffèrent de celles du juge Norris, elles découlent de mon analyse de la preuve, aussi mince soit celle-ci.

[59] L’alinéa d) de l’article 5 de la section D de la partie II du RSV prévoit que :

d) Dans le cas des joints éclissés, poser au moins deux boulons sur chaque rail sur les voies de catégories 2 à 5, et poser au moins un boulon sur chaque rail, sur les voies de catégorie 1.

[60] La suggestion d’établir un nombre de référence découlerait d’un argument soulevé par le CN qui est essentiellement sans fondement, à savoir qu’il y avait une approche uniforme de la tolérance réglementaire à l’égard de la règle. Cette assertion me semble un peu exagérée.

[61] Le témoin du CN, M. Robinson, n’a pas expressément affirmé que le fait d’avoir un ou deux boulons manquants par mille serait sécuritaire ou raisonnable ni qu’il existait antérieurement une quelconque norme. Ce qu’il a dit, c’est qu’il croyait que les inspecteurs de TC avaient auparavant toléré la situation :

... Ils m’ont toujours fait comprendre que... tant que nous n’en trouvons pas plus d’un ou deux par mille, cela n’allait jamais être un problème majeur pour eux.

[62] Plus tard, le représentant du CN lui a à nouveau demandé :

Q Donc, un boulon par mille serait plus conforme à ce que vous nous avez dit plus tôt dans votre témoignage au sujet de votre compréhension de ce que Transports Canada ... pensait?

R Oui, c’est ça.

[63] Bien que cela ne soit jamais dit explicitement, l’interprétation la plus raisonnable de cette phrase venant d’un gestionnaire expérimenté du CN est que lui aussi était d’avis qu’un ou deux boulons par mille n’étaient pas dangereux ou inhabituels. C’est tout simplement plus que ce que l’article 5 permet puisque, telle que libellée, la règle n’autorise aucun écart.

[64] Cette opinion ne devrait toutefois pas nous préoccuper outre mesure, puisque la meilleure preuve est que l’inspecteur Léger n’était pas au courant d’un tel arrangement présumé au moment où il a effectué son inspection. En fait, aucune preuve manifeste n’a été présentée par l’une ou l’autre des parties relativement à une norme ou une politique préexistante; elles n’ont qu’échangé des opinions contraires sur le degré de non-conformité que les inspecteurs précédents auraient pu permettre dans le passé. Par ailleurs, l’inspecteur Léger n’avait pas à appliquer une autre norme afin de déterminer si les voies étaient mal entretenues puisque la règle est claire à cet effet.

[65] Le point de vue opposé de l’administration centrale de TC veut qu’un ou deux boulons manquants par 100 milles soient acceptables. Je considère qu’il s’agit là de la position présumée du ministre, car son représentant a prétendu que le CN avait à l’évidence enfreint la règle. L’opinion dont il est ici question a été exprimée par Mme Madaire-Poisson, qui est chef de la conformité et de la sécurité à la Direction générale de la sécurité ferroviaire à l’administration centrale de TC à Ottawa, mais qui n’est pas une professionnelle des opérations. Il ne semble pas qu’elle ait été appelée à la barre des témoins en tant qu’experte en matière de technique ferroviaire. Il appert plutôt qu’elle était là pour expliquer le processus d’émission des SAP. Cela s’explique du fait qu’il n’y a aucune raison pour que le ministre doive prouver une violation en invoquant une norme non écrite soulevée en défense par la compagnie de chemin de fer.

[66] Le chiffre d’un ou deux par 100 milles de voie a été attribué à des experts techniques faisant partie du personnel de Mme Madaire-Poisson. On doit présumer qu’ils avaient la compétence nécessaire pour rendre cet avis. Après tout, il ne s’agissait que d’une estimation du niveau de tolérance qui aurait généralement été appliqué dans le passé. Cela est raisonnable à première vue.

[67] Et c’est sur cette base fragile que nous réexaminons cette question. Soyons clairs quant au processus, car il ne peut y avoir de renversement du fardeau de la preuve obligeant le ministre à prouver que toutes les règles qu’il a élaborées en consultation avec les compagnies de chemin de fer sont légitimes. Ce principe plongerait le système dans le chaos.

[68] La lacune faisant en sorte que nous soyons saisis de cette affaire se trouve dans la décision du comité d’appel qui nous a précédés. Comme l’a dit le juge Norris :

[67] ... les faits sous‐jacents invoqués par le ministre n’ont jamais été contestés - à savoir qu’il manquait 34 et 11 boulons respectivement sur les sections des subdivisions Brazeau et Camrose durant la période pertinente. Par conséquent, mise à part la question de savoir ce qu’exige le Règlement sur la sécurité de la voie, rien ne laisse croire que le comité (ou que le conseiller en révision d’ailleurs) a eu tort de conclure que le ministre s’était acquitté de son fardeau de preuve d’établir la violation alléguée.

[69] Et, après avoir expliqué la norme établie dans Vavilov, le juge Norris a été on ne peut plus clair :

[71] ... À mon avis, rien ne justifie de déroger à cette présomption en ce qui touche tous les aspects du fond de la décision du comité, notamment l’interprétation du Règlement sur la sécurité de la voie. Par conséquent, et contrairement à ce que fait valoir la demanderesse, je n’ai pas pour rôle de déterminer moi‐même ce qu’exige le Règlement sur la sécurité de la voie et d’évaluer ensuite la conclusion du comité à l’aune de ces exigences (Dunsmuir c Nouveau‐Brunswick, 2008 CSC 9, aux para 34 et 50; et Vavilov, au para 54). Mon rôle se limite plutôt à déterminer si le comité a déraisonnablement conclu que le conseiller en révision avait bien compris les exigences du Règlement sur la sécurité de la voie.

[70] En ce qui concerne le comité d’appel, le juge Norris applique les règles d’interprétation qui s’appliqueraient aux lois dans le contexte de la règle en cause et conclut que :

[76] ... La tâche du comité était donc « d’interpréter la disposition contestée d’une manière qui cadre avec le texte, le contexte et l’objet, compte tenu de sa compréhension particulière du régime législatif en cause » (Vavilov, au para 121).

[...]

[81] À mon avis, le comité a raisonnablement déterminé que le sens de l’alinéa d) se trouve simplement dans son libellé - qu’au moins deux boulons doivent être posés sur chaque rail sur les voies de catégories 2 à 5 - et que donc chaque joint de rail sur une voie de catégories 2 à 5 qui compte moins que ce nombre minimal de boulons n’est pas conforme à l’alinéa d). Il est important de noter, comme le comité, que l’alinéa d) énonce l’exigence minimale que l’industrie ferroviaire a elle‐même proposée au ministre. Les termes utilisés dans cette disposition sont précis et sans équivoque et il était tout à fait raisonnable de la part du comité de s’appuyer sur leur sens ordinaire (Vavilov, au para 120).

[...]

[96] ... Par conséquent, le défaut à l’égard duquel la diligence raisonnable doit être soulevée ne peut se rapporter au simple fait des boulons manquants, qui est inévitable. C’est plutôt le fait que le nombre de boulons manquants était plus important que ce à quoi l’on pourrait s’attendre du fait de l’usage normal des voies ferrées entre les inspections. Ce n’est qu’alors que les activités d’entretien de la compagnie de chemin de fer soulèvent des questions ou des préoccupations. Les parties étaient toutefois en désaccord quant au nombre de référence de ces pratiques.

[71] Le juge Norris résume ensuite la question comme suit :

[100] En termes simples, Transports Canada considérait le nombre de boulons manquants [traduction] « anormalement » élevé, contrairement au CN. Le comité a dû déterminer qui avait raison. Malheureusement, il ne l’a pas fait. (Pour être juste, le conseiller en révision non plus.)

[72] À mon avis, cette question peut être abordée inversement. Le conseiller en révision et le comité d’appel ont déjà implicitement accepté que l’application de la règle par le ministre ne fût pas déraisonnable. Si dans l’une ou l’autre des instances on avait conclu que le ministre avait agi de façon déraisonnable, le conseiller ou le comité aurait été en mesure d’annuler la violation pour ce seul motif. Le comité d’appel qui nous a précédés écrivait ce qui suit :

[37] Bien que l’appelante ait présenté les méthodes utilisées par le CN durant les inspections de la voie, le comité d’appel ne dispose pas de rapports d’inspection du CN démontrant les efforts visant à identifier les boulons manquants, une lacune qui a également été relevée par le conseiller en révision. Le comité d’appel conclut qu’aucun élément de preuve suffisant ou convaincant n’a été présenté pour démontrer que l’appelante avait fait preuve de toute la diligence raisonnable dans les circonstances et, en fonction de la norme de la décision correcte, rejette ce motif d’appel.

[73] Bien que cela diffère de l’établissement d’un critère de référence, la demande elle-même est problématique. Nous avons deux énoncés concernant un « critère de référence » dont l’établissement objectif nécessiterait une analyse de données détaillée. Ces données devraient provenir de la compagnie ferroviaire, la même à qui il incombe de prouver qu’elle a été diligente. À l’audience en révision, la preuve se résumait à la simple affirmation d’un gestionnaire du CN selon laquelle les inspecteurs précédents avaient été plus indulgents que l’inspecteur Léger. Aucun tribunal spécialisé ne considérerait cela comme étant une preuve suffisante pour établir une défense de diligence raisonnable, alors qu’aucun dossier ou donnée opérationnelle n’a été déposé pour étayer l’allégation, et que des preuves contraires et tout aussi convaincantes étaient consignées au dossier de preuve.

[74] Si la prétention de la compagnie de chemin de fer est simplement une opinion au sujet de pratiques passées et que celle de l’administration centrale de TC n’est aussi qu’une opinion, cela ne saurait suffire à prouver la véracité de l’affirmation du CN. Et même si la prétendue tolérance réglementaire passée était établie, cela ne serait pas disculpatoire en soi.

[75] Toutefois, c’est l’inspecteur Léger qui a offert la meilleure preuve en l’espèce. De tous les témoins, il était le plus qualifié pour commenter la question. Il a suivi une formation d’inspecteur de la voie au Southern Alberta Institute of Technology et a occupé un tel poste dans une entreprise privée avant son arrivée au CN. Il est ensuite devenu inspecteur à Transports Canada.

[76] La déclaration contre intérêt de M. Robinson du CN laisse entendre que l’inspecteur Léger est compétent et qu’il a des attentes élevées en matière de normes de conformité. Il admet que l’inspecteur Léger est efficace dans la tâche cruciale en l’espèce, soit celle de localiser et de remplacer les boulons manquants. Lorsque le représentant du CN lui a demandé s’il convenait avec l’inspecteur Léger qu’il était facile de localiser les boulons manquants, M. Robinson s’est dit en total désaccord, affirmant qu’il était tout simplement inconcevable de croire que quelqu’un puisse rester aussi concentré pendant une si longue période sur la détection des boulons manquants, tout en inspectant la voie. Toutefois, il a félicité l’inspecteur Léger pour son aptitude à réaliser cette tâche avec brio.

[77] Ainsi, bien qu’un gestionnaire expérimenté du CN décrive la tâche comme étant difficile, il loue par ailleurs l’inspecteur Léger pour son haut niveau de compétence dans l’exécution de cette partie de son travail. S’il n’est pas facile de le faire avec autant de diligence que l’inspecteur Léger, ce n’est absolument pas impossible. Et la tâche est réalisée régulièrement et avec compétence par des inspecteurs formés, et ce, au moins deux fois par semaine comme le prescrit le règlement. Le commentaire selon lequel cette tâche est « inconcevable » est étrange venant d’un cadre supérieur qui requiert que son personnel l’exécute tous les jours.

[78] Même si je conviens que leurs motifs auraient pu être plus limpides, ni le conseiller en révision ni le comité d’appel n’auraient dû avoir de raison de croire qu’ils étaient tenus d’établir un « nombre de référence » alors que la règle est claire, telle que libellée. Il s’agit d’un concept novateur, et le ministre ne pouvait pas avoir prévu qu’il serait nécessaire d’établir un autre critère de référence ou de défendre vigoureusement la règle alors que la compagnie de chemin de fer était manifestement en infraction. En fait, à titre de décideurs indépendants, les membres du comité d’appel n’étaient même pas tenus de s’entendre entre eux sur un tel critère de référence, si une majorité du comité concluait que la décision qu’ils examinaient en appel n’était pas déraisonnable.

[79] L’enjeu réglementaire n’est pas simplement de savoir s’il manque un boulon sur une distance donnée. Cela équivaudrait à confondre symptôme et maladie. L’inspecteur Léger, qui compte de nombreuses années d’expérience dans un environnement de voies et de circulation similaires, estimait de toute évidence que le nombre de boulons manquants était la preuve d’un non-respect de l’article 1.4 de la section F de la partie II du RSV, comme le juge Norris en fait mention au paragraphe 96 de la décision de la Cour d’appel. Bien que la norme minimale du RSV prévoie deux inspections par semaine avec au plus trois jours d’intervalle entre les deux inspections, rappelons qu’il s’agit là d’un minimum pour atteindre l’objectif de la règle.

[80] Compte tenu de la preuve, je ne peux souscrire à la conclusion du paragraphe 97 selon laquelle « [r]ien ne laisse croire qu’il ne s’est pas acquitté de cette obligation ou qu’il ne l’a pas fait convenablement ». C’est précisément ce qui est en cause en l’espèce.

[81] Durant son réinterrogatoire par le représentant de TC, l’inspecteur Léger a réitéré que l’approche appropriée lorsqu’il existait des défauts était d’inspecter et de corriger les défauts à une plus grande fréquence, nécessitant jusqu’à des inspections quotidiennes :

Q Est-ce qu’il ne serait pas logique pour vous -- et je vous le demande en tant qu’inspecteur de Transports Canada, et je m’adresse aussi à vous en tant qu’ancien inspecteur ferroviaire. Lorsque vous avez plus de trains circulant sur une voie, ne serait-il pas plus logique d’inspecter plus souvent?

R Augmenter la fréquence des inspections.

[82] D’après le dossier dont nous disposons, l’inspecteur Léger n’a jamais agi en fonction d’une norme minimale de facto, d’une politique ou d’instructions quelconques. Au contraire, la preuve de boulons manquants et celle d’autres éléments mentionnés, mais qui n’étaient pas incluses dans la SAP, a amené l’inspecteur Léger à conclure que les inspections n’étaient pas effectuées avec la diligence ou la fréquence qu’il jugeait acceptable, et il était qualifié par sa formation et sa longue expérience pour prendre cette décision. Il a découvert les défauts sur la voie en juin 2016, puis a communiqué les problèmes au superviseur régional du CN de manière informelle et un avertissement formel était en cours d’émission, ce qui nécessitait l’approbation de l’administration centrale de TC. Cependant, lorsque des problèmes similaires ont été découverts en octobre 2016, on a abandonné l’idée d’un avertissement et TC a plutôt délivré une SAP à la compagnie.

[83] La seule norme qui peut servir de critère de référence est la règle telle qu’elle est libellée. C’est la seule preuve claire au dossier et, comme l’a souligné le juge Norris, elle a été rédigée par l’Association des chemins de fer du Canada. TC avait le pouvoir d’appliquer la règle à sa discrétion. Cela est conforme à l’objectif réglementaire, et je suis d’accord avec le juge Norris pour dire qu’une approche téléologique et législative est nécessaire en l’espèce.

[84] Ni le conseiller en révision ni le comité d’appel n’ont été apparemment troublés par l’approche de TC, et ils avaient compétence en la matière et possédaient l’expertise et l’expérience nécessaires pour juger que l’argument était déraisonnable, si cela avait été le cas. Cependant, il incombait au CN de les persuader qu’il avait fait preuve de diligence raisonnable, et ils n’ont pas été convaincus. Il est regrettable que cet état de fait n’ait pas été exprimé plus clairement dans leur décision.

[85] En conclusion, je rejetterais l’appel et ordonnerais à la compagnie de chemin de fer de payer la SAP préalablement imposée.

VI. DÉCISION

[86] L’appel est accueilli en vertu du paragraphe 40.19(3) de la Loi sur la sécurité ferroviaire. Les sanctions pécuniaires de 45 833,04 $ et de 71 499,12 $ sont donc annulées.

Le 16 décembre 2021

(Original signé)

Motifs de la décision d’appel :

George « Ron » Ashley, conseiller présidant l’audience

Y souscrit :

Patrick Vermette, conseiller

Dissident :

Raymon Kaduck, conseiller

Représentants des parties

Pour le ministre :

Eric Villemure

Pour l’appelante :

Yannick Landry

 

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