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Référence : Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique c. Canada (Ministre des Transports), 2022 TATCF 4 (révision)

No de dossier du TATC : RO-0045-41

Secteur : ferroviaire

ENTRE :

Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique, requérante

- et -

Canada (Ministre des Transports), intimé

[Traduction française officielle]

Audience :

Par vidéoconférence du 7 au 11 juin 2021

Affaire entendue par :

Raymon Kaduck, conseiller

Décision rendue le :

21 janvier 2022

DÉCISION ET MOTIFS À LA SUITE D’UNE RÉVISION

Arrêt : La violation et la sanction administrative pécuniaire sont maintenues. Le ministre des Transports a prouvé, selon la prépondérance des probabilités, que la requérante a contrevenu à l’article 17.2 de la Loi sur la sécurité ferroviaire.

Le montant total de 74 800 $ est payable au receveur général du Canada et doit parvenir au Tribunal d’appel des transports du Canada dans les 35 jours suivant la signification de la présente décision.


I. HISTORIQUE

[1] Dans un procès-verbal – Contravention à un texte désigné – Délivrance d’une sanction pécuniaire (sécurité ferroviaire) (procès-verbal) en date du 29 avril 2020, Transports Canada (TC) a imposé une sanction pécuniaire de 74 800 $ à la Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique (CP). L’annexe A du procès-verbal indiquait ce qui suit :

Le ou vers le 11 mai 2019, à Thunder Bay (Ontario) ou dans les environs, la Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique a exploité du matériel ferroviaire sur un chemin de fer autrement que conformément à la règle 439 du Règlement d’exploitation ferroviaire du Canada qui s’applique à la Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique, alors que ses employés ont omis d’arrêter un mouvement au signal 1219 de la subdivision Nipigon affichant Arrêt, contrevenant ainsi à l’article 17.2 de la Loi sur la sécurité ferroviaire.

[2] Le 29 mai 2020, le CP a présenté une demande de révision auprès du Tribunal d’appel des transports du Canada (Tribunal).

II. ANALYSE

A. Questions en litige

[3] Le Tribunal doit déterminer si le CP a omis d’arrêter un mouvement, en violation de l’article 17.2 de la Loi sur la sécurité ferroviaire (LSF). S’il s’avère que tel est le cas, le Tribunal doit en outre évaluer si le CP a réussi à établir une défense de diligence raisonnable telle qu’énoncée dans l’arrêt R. c. Sault Ste. Marie, [1978] 2 RCS 1299 (Sault Ste. Marie).

B. Cadre juridique

[4] L’article 17.2 de la LSF prévoit que :

17.2 Il est interdit à toute compagnie de chemin de fer d’exploiter ou d’entretenir un chemin de fer, notamment les installations et le matériel ferroviaires, et à toute compagnie de chemin de fer locale d’exploiter du matériel ferroviaire sur un chemin de fer, en contravention avec un certificat d’exploitation de chemin de fer, les règlements et les règles établies sous le régime des articles 19 ou 20 qui lui sont applicables, sauf si elle bénéficie de l’exemption prévue aux articles 22 ou 22.1.

[5] Il est allégué que le CP a omis de se conformer à la règle 439 du Règlement d’exploitation ferroviaire du Canada (REFC). Cette règle dispose qu’un mouvement doit s’arrêter à au moins 300 pieds d’un signal d’ARRÊT ABSOLU, à moins que le mouvement ait été autorisé en vertu de la règle 564 ou qu’il ne soit nécessaire de libérer un aiguillage, un passage à niveau, un emplacement contrôlé ou pour placer du matériel voyageurs devant un quai de gare.

[6] L’alinéa (a) de la règle 564, Autorisation de franchir un signal d’Arrêt absolu, indique qu’un train ou un transfert doit avoir l’autorisation nécessaire pour franchir un signal de canton donnant l’indication Arrêt absolu.

[7] En vertu du paragraphe 40.16(4) de la LSF, il incombe au ministre des Transports (ministre) de prouver la commission de la violation. La charge de la preuve repose sur la prépondérance des probabilités, conformément au paragraphe 15(5) de la Loi sur le Tribunal d’appel des transports du Canada.

C. Le CP a-t-il contrevenu à l’article 17.2 de la LSF?

Le ministre a-t-il prouvé la commission de la contravention?

[8] La non-conformité n’est pas contestée. De fait, le représentant du CP a soutenu que la compagnie avait effectivement plaidé la cause du ministre en signalant elle-même la non-conformité, et en admettant que l’équipe du train 101 du CP avait omis de s’arrêter au signal 1219, contrevenant ainsi à la règle 439 du REFC.

[9] Bien qu’il n’y ait pas eu de collision en l’espèce, les deux parties s’entendent tout de même sur la gravité de la situation. Le CP a signalé l’infraction au Bureau de la sécurité des transports (BST) le 13 mai 2019, comme le prescrit la loi et, après enquête sur l’affaire, a imposé aux deux employés impliqués une suspension sans solde de 30 jours.

[10] Le CP a admis les faits entourant l’infraction lorsqu’il a signalé l’incident au BST au moyen d’un rapport de notification quotidien. Le rapport de notification quotidien daté du 11 mai 2019 (R19H0086) (pièce M-1) indique textuellement que le train 101 « a omis de s’arrêter à un signal et l’a dépassé de 1 500 pieds sans l’autorisation appropriée ».

[11] Par conséquent, je conclus que le ministre a prouvé, selon la prépondérance des probabilités, que le CP a contrevenu à l’article 17.2 de la LSF.

D. Diligence raisonnable en l’espèce

[12] La contravention ayant été prouvée, la requérante dispose d’un moyen de défense formulé dans l’arrêt Sault Ste. Marie, à la page 1331. C’est ce qu’on appellera la défense de diligence raisonnable :

Lorsqu’un employeur est poursuivi pour un acte commis par un employé dans le cours de son travail, il faut déterminer si l’acte incriminé a été accompli sans l’autorisation ni l’approbation de l’accusé, ce qui exclut toute participation intentionnelle de ce dernier, et si l’accusé a fait preuve de diligence raisonnable, savoir s’il a pris toutes les précautions pour prévenir l’infraction et fait tout le nécessaire pour le bon fonctionnement des mesures préventives. Une compagnie pourra invoquer ce moyen en défense si cette diligence raisonnable a été exercée par ceux qui en sont l’âme dirigeante et dont les actes sont en droit les actes de la compagnie elle-même.

[13] Il incombe entièrement au CP de prouver sa diligence raisonnable, ce qui, en l’espèce, oblige le CP à prouver qu’il a pris toutes les précautions raisonnables pour empêcher la commission de l’infraction en cause. Le ministre peut contester les éléments de preuve ou contre-interroger les témoins. Les parties ont débattu de la pertinence des infractions semblables antérieures, mais hormis leur utilisation indirecte dans le calcul de la sanction, j’ai limité mon analyse de la diligence raisonnable à la défense présentée en l’espèce.

(1) Nature et lieu de l’erreur qui a conduit à la violation

[14] Bien que la violation se soit concrétisée lorsque le train a franchi le signal 1219, l’événement qui l’a provoquée s’est produit au signal précédent, un signal relatif au sens d’avancement du train. Par ailleurs, il n’est pas contesté que les causes immédiates de l’incident sont les suivantes : le mécanicien a mal annoncé l’avertissement De vitesse normale à arrêt au signal précédent (décrit différemment dans le témoignage, mais ci-après le « signal 118.5 »), croyant qu’il s’agissait d’une indication De vitesse normale à arrêt différé, tandis que le chef de train a omis d’identifier l’indication et d’en confirmer le fait auprès de son compagnon d’équipe comme il était tenu de le faire. Par conséquent, lorsque l’équipe a vu le panneau d’arrêt au signal 1219, il n’était plus possible d’arrêter le train 300 pieds avant le signal, comme le prescrit la règle 439, si bien qu’il a franchi 1 500 pieds au-delà du signal sur une voie qui était protégée pour un autre train.

[15] Dans le cadre de sa défense de diligence raisonnable, le CP soutient qu’il a pris toutes les précautions raisonnables pour prévenir les erreurs commises par l’équipe au signal 118.5, lesquelles erreurs ont mené à la contravention perpétrée au signal 1219.

(2) Positions des parties

[16] Comme nous l’avons mentionné précédemment, le fardeau de prouver la diligence raisonnable incombe entièrement au CP. La compagnie soutient que la formation donnée à l’équipe de train était adéquate et qu’il s’agit en l’espèce d’une erreur humaine qu’elle n’aurait pas pu prévenir. Le CP a soutenu que la preuve et les témoignages présentés au Tribunal étaient suffisants pour satisfaire aux exigences de la diligence raisonnable de Sault Ste. Marie. Il a fait valoir que le critère n’exigeait pas la perfection, mais simplement qu’il ait pris toutes les mesures raisonnables pour établir un système efficace afin de prévenir de tels événements. Le CP a ajouté que l’application d’une norme trop élevée en l’espèce équivaudrait à transformer une infraction de responsabilité stricte en une infraction de responsabilité absolue.

[17] Le CP a prétendu qu’il avait fait entendre des témoins crédibles qui avaient été cohérents dans leur témoignage, et que les comptes rendus détaillés qu’ils avaient offerts suffisaient à démontrer que la compagnie avait mis en œuvre des programmes spécifiques et pris des mesures supplémentaires qui étaient « tissées » à même ses activités, ce qui signifie que « tous les aspects de l’approche de la compagnie en matière de sécurité et de formation sont couverts ». Dans l’ensemble, ces mesures satisfont aux exigences du critère de diligence raisonnable de Sault Ste. Marie. La requérante a aussi affirmé avoir pris des mesures particulières relatives à la formation sur la gestion des ressources en équipe (CRM), sujet qui était l’objet principal des témoignages.

[18] Pour sa part, TC a fait valoir que la preuve était insuffisante pour conclure que le CP avait « pris toutes les précautions pour prévenir l’infraction et fait tout le nécessaire pour le bon fonctionnement des mesures préventives ».

[19] Selon TC, les mesures de sécurité énoncées par le CP étaient inadéquates pour prévenir la violation. Le ministre a soutenu plus particulièrement que la formation en CRM, sur laquelle le CP s’appuie pour étoffer sa défense de diligence raisonnable, ne suffisait pas. Cette question fait l’objet d’un examen détaillé ci-dessous à la section 5 : Analyse de la défense de diligence raisonnable du CP.

[20] En ce qui a trait à l’interprétation de la défense de diligence raisonnable, le CP a soutenu que la norme énoncée au paragraphe 99 de l’arrêt R. v. Syncrude Canada Ltd., 2010 ABPC 229 (Syncrude) devrait prévaloir :

[99] Pour s’acquitter de ce fardeau, Syncrude n’est pas tenue de démontrer qu’elle a pris toutes les mesures possibles ou imaginables pour éviter toute responsabilité. Il n’était pas nécessaire d’atteindre un niveau de perfection ou de faire preuve d’efforts surhumains. …

[21] Dans le même sens, le CP a en outre présenté les arrêts R. v. Commander Business Furniture Inc., [1992] O.J. No. 2904, R. v. Bata Industries Ltd., 1992 CanLII 7721 (ON CJ), et R. c. Wholesale Travel Group Inc., [1991] 3 RCS 154.

[22] En réponse, le ministre a cité l’arrêt Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Procureur général), 2020 CF 1119, émis le 4 décembre 2020, en avançant que le « défendeur doit plutôt établir qu’il a pris toutes les mesures raisonnables pour éviter le défaut particulier qui est allégué ».

[23] En d’autres termes, bien que nul ne soit tenu à la perfection, il incombe au CP de prouver qu’il a pris toutes les précautions raisonnables pour éviter l’infraction en cause, soit une violation de la règle 439. En l’espèce, cela signifie prévenir les erreurs de l’équipe qui ont conduit à la violation.

(3) Arguments des parties concernant des incidents antérieurs

[24] Le ministre a présenté des documents relatifs à des violations antérieures de la règle 439 du REFC (pièces M-9, M-10 et M-11).

[25] Le CP s’est opposé à ce que TC dépose en preuve des documents relatant des incidents antérieurs semblables, faisant valoir que ceux-ci ne liaient aucunement le Tribunal, et que ce dernier ne devrait fonder sa décision que sur les faits invoqués en l’espèce. J’ai admis la preuve de violations antérieures en raison de l’explication du ministre sur sa justification et du calcul de la sanction administrative pécuniaire (SAP). J’ai expliqué à ce moment-là que l’audience n’était pas une enquête et que toute tentative d’établir un type de comportement serait soumise à un critère plus rigoureux. Aucun autre élément de preuve ou témoignage au dossier ne me permet de me prononcer sur des similitudes avec d’autres cas qui seraient suffisantes pour établir un certain type de comportement. Comme nous le détaillerons ci-après, le CP a reconnu l’existence d’infractions antérieures, et le fait que le BST était préoccupé par la persistance des incidents liés à la règle 439.

[26] Le CP a également soutenu que le ministre aurait pu appeler des témoins en contre-preuve, mais qu’il avait choisi de ne pas le faire. La seule preuve relative à la diligence raisonnable a été offerte par la requérante.

(4) Allégation de partialité institutionnelle

[27] Le CP a soutenu que la faute incombait entièrement aux employés et que l’organisme de réglementation faisait preuve de partialité institutionnelle, lui qui a le pouvoir d’inculper non seulement les entreprises, mais aussi les particuliers. Il ne l’a pas fait en l’espèce. TC n’a pas non plus appelé les employés impliqués à la barre des témoins.

[28] Les deux employés en cause ont été suspendus sur le champ dans l’attente d’une décision finale de la compagnie, puis se sont vus imposer des suspensions sans solde de 30 jours le 30 mai 2019, incluant la période de suspension déjà purgée (pièces A-2 et A-3). Les témoins du CP estimaient que cette mesure se situait au summum du barème des mesures disciplinaires. Selon le CP, il s’agit là d’une preuve que la compagnie avait reconnu la gravité de la contravention et l’avait traitée de manière appropriée. Le Processus disciplinaire de responsabilisation mixte (pièce A-4) prévoit qu’une infraction grave comme celle en cause en l’espèce « peut justifier un retrait immédiat du service en attendant une enquête officielle et peut justifier une suspension ou, dans certains cas, un congédiement ».

[29] Concernant l’allégation de partialité institutionnelle, le ministre a soutenu qu’une suspension sans solde de 30 jours imposée par le CP dans le cadre de son système disciplinaire mixte équivaut à une perte de 12 000 $ pour un mécanicien de locomotive, et que l’imposition d’une SAP supplémentaire de 25 000 $ aux employés ne « réglerait pas le problème ». Le représentant du ministre a par ailleurs déclaré que la crédibilité des témoins du CP n’était pas en cause.

[30] Il revient entièrement au CP de prouver qu’il a satisfait au critère de Sault Ste. Marie. Le ministre n’est pas tenu de réfuter cette preuve. Le fait qu’on aurait pu également délivrer un procès-verbal aux employés du CP n’est pas pertinent à l’égard de la défense de diligence raisonnable.

[31] Dans cette affaire, le ministre a exercé son pouvoir discrétionnaire en décidant d’inculper le chemin de fer, et tous les éléments de preuve présentés par les deux parties se rapportent avec justesse à cette cause, et non pas à une approche contrefactuelle. Ainsi donc, le niveau d’examen se rapporte à des décisions au niveau systémique, et non seulement aux erreurs de l’équipe qui ont conduit à la violation :

Une compagnie pourra invoquer ce moyen en défense si cette diligence raisonnable a été exercée par ceux qui en sont l’âme dirigeante et dont les actes sont en droit les actes de la compagnie elle-même. [1]

(5) Analyse de la défense de diligence raisonnable du CP

[32] La question essentielle en l’espèce est de savoir pourquoi une équipe de train expérimentée n’a pas obtempéré à un signal qui, comme les parties en conviennent, était visible et exigeait un ralentissement du train au signal 118.5. Les détails de l’affaire sont tirés des entrevues des membres de l’équipe effectuées par des inspecteurs de TC. Les questions auxquelles le Tribunal doit répondre sont les suivantes : quels sont les dangers spécifiques contre lesquels le CP devait se prémunir afin de prendre des mesures raisonnables pour prévenir la violation, et s’est-il prémuni contre de tels dangers? Avant de répondre à la première question, il est nécessaire de détailler les événements. Une fois les causes profondes identifiées, il faudra analyser si le CP a fait la preuve qu’il a pris toutes les précautions raisonnables pour prévenir ces causes.

(a) Les événements du 11 mai 2019

[33] Les deux membres d’équipe du train 101 étaient le mécanicien Mario Veneziano et le chef de train Shane Joubert. C’étaient deux employés chevronnés et familiers avec l’équipement, les politiques de la compagnie, le REFC et la subdivision où a eu lieu l’incident, sans compter que les deux avaient récemment été testés quant à leur connaissance des signaux.

[34] Le CP a enquêté sur les horaires de travail de l’équipe et rien ne semble prouver que les employés étaient fatigués. Des tests ont démontré qu’ils n’étaient pas sous l’influence de l’alcool ou de la drogue. Aucune preuve n’indiquait que l’un ou l’autre ait souffert d’un stress global ou d’un autre trouble mental. Le ministre n’a pas tenté de réfuter ces éléments de fait.

[35] Il n’y avait pas non plus de condition météorologique ou d’obstruction visuelle empêchant l’identification du signal. Cela ressort nettement des séquences vidéo tournées vers l’avant que le CP a déposées en preuve (pièce A-12).

[36] Aucune des parties n’a appelé les membres de l’équipe à la barre des témoins, et le CP n’a pas offert de détails sur les entrevues qu’il a effectuées. La preuve des événements survenus dans la cabine le 11 mai découle donc des entrevues réalisées par les inspecteurs de TC le 18 juin 2019 (pièces M-4 et M-5), soit plus d’un mois après l’incident.

[37] Un signal De vitesse normale à arrêt indique à l’équipe de train que le prochain signal sera un arrêt. L’équipe est autorisée à avancer, en se préparant à s’arrêter au signal suivant. Bien qu’un signal puisse apparaître sous une variété de formes, il s’agit toujours d’un feu jaune fixe. Dans ce cas, l’indication De vitesse normale à arrêt donnée au train 101 au signal 118.5 signifiait que le signal 1219 serait un feu rouge exigeant que le train s’arrête au moins 300 pieds avant d’y parvenir. Outre l’exigence du REFC, le CP a une règle propre à la compagnie, soit une instruction spéciale pour le réseau (ISR), laquelle exige que la vitesse du train soit réduite à 30 mi/h lors d’un signal d’arrêt De vitesse normale à arrêt, ce qui signifie que la vitesse du train aurait dû être réduite de 50 mi/h, ce qui était normal pour cette voie.

[38] Une indication De vitesse normale à arrêt différé a la même apparence qu’un signal De vitesse normale à arrêt, sauf que son feu jaune est clignotant. Cela indique à l’équipe qu’elle peut « avancer, et se préparer à s’arrêter au second signal », signifiant en l’espèce que le signal 1219 ne serait pas un arrêt, mais que l’équipe devait être prête à s’arrêter au signal suivant. Voilà l’indication que l’équipe croyait avoir, à tort, et dont je traiterai ci-dessous. Il est important de noter que cette indication (telle qu’elle a été perçue par l’équipe) n’exigeait pas de réduction spécifique ou immédiate de la vitesse en prévision d’un arrêt au signal 1219 afin de se conformer au REFC, et qu’elle n’exigeait pas que l’équipe réduise sa vitesse jusqu’à 30 mi/h comme le requiert l’ISR de la compagnie, au contraire d’une indication De vitesse normale à arrêt.

[39] Une fois que la locomotive a franchi le signal mal interprété par l’équipe, celle-ci n’aurait eu aucune autre indication du problème imminent jusqu’à ce qu’elle identifie un signal d’arrêt au signal 1219. Au cours de son entrevue, le mécanicien Veneziano a indiqué qu’il avait déjà commencé à freiner en prévision d’une indication De vitesse normale à arrêt au signal 1219, et que lorsqu’il avait réalisé que le signal était, en fait, un ARRÊT, il avait appliqué le frein d’urgence. Selon sa déclaration, il avait déjà ralenti le train à environ 30 mi/h lorsqu’il a commencé à appliquer le frein d’urgence.

[40] Les deux membres de l’équipe ont commis des erreurs qui ont conduit à cet événement. Tout d’abord, d’après les entrevues, il est évident que le mécanicien Veneziano était inattentif et a mal interprété le signal. Il a expliqué avoir été trompé par un effet clignotant causé par des poteaux téléphoniques le long de la voie. La caméra vidéo de la locomotive montre que, pour une raison quelconque, il y a comme un éclair juste après l’apparition du signal; cependant, cela ne se produit qu’une seule fois et l’indication jaune fixe demeure bien visible jusqu’à ce que le train franchisse le signal, soit pendant environ 18 secondes.

[41] Par ailleurs, si l’éclair initial l’a induit en erreur, cela n’explique ni ne justifie sa défaillance. La procédure est claire : la règle 34(a) du REFC dispose que « [l]’équipe d’une locomotive de commande de tout mouvement … [doit], avant de franchir un signal fixe, en connaître l’indication (y compris celle des signaux de position d’aiguilles, si c’est possible) ».

[42] Autrement dit, le mécanicien doit surveiller le signal en continu jusqu’à ce qu’il soit franchi, car il est possible que le signal change alors qu’il est encore visible. Ainsi, s’il a mal interprété le signal, il aurait dû avoir le temps de reconnaître et de corriger son erreur.

[43] Il existe également une procédure de sécurité pour les équipes de deux personnes. La règle 34 du REFC dispose que :

(b) Les membres de l’équipe qui sont à portée de voix les uns des autres se communiqueront d’une manière claire et audible le nom de chaque signal fixe qu’ils sont tenus d’annoncer. Tout signal influant sur un mouvement doit être nommé à haute voix dès l’instant où il est reconnu formellement; cependant, les membres de l’équipe doivent surveiller les changements d’indication et, le cas échéant, s’en faire part rapidement et agir en conséquence.

[44] Le chef de train est tenu d’observer lui-même le signal. Quel que soit le membre de l’équipe qui le voit en premier, il annoncera le signal. En l’espèce, le mécanicien Veneziano affirme qu’il a vu l’indication et a annoncé ce qu’il croyait avoir vu. À ce moment-là, le chef Joubert aurait dû regarder le signal, s’assurer que c’était bien celui que le mécanicien avait annoncé, et confirmer le tout. S’il ne s’agissait pas du même signal, il aurait dû faire la bonne annonce et obtenir l’assentiment de son collègue, ou alors le mécanicien aurait dû arrêter le train pour demander des instructions. Selon les entrevues et la preuve documentaire dont je dispose, il remplissait de la paperasse et tentait de démêler des instructions de triage contradictoires qui devaient être appliquées des kilomètres plus loin, à Thunder Bay. Il n’a jamais regardé le signal, mais a répété ce que le mécanicien avait annoncé. Les deux membres d’équipe devaient surveiller le signal jusqu’à ce qu’ils le franchissent (pièce M-7 et témoignage de M. Phillips). Si le chef de train Joubert l’avait regardé, il aurait dû réaliser l’erreur alors qu’il était encore temps de la corriger.

[45] Un facteur qui ne saute pas aux yeux immédiatement est le fait que sur de nombreux kilomètres, le train 101 en suivait un autre. Cela signifie qu’ils ont reçu des indications soit De vitesse normale à arrêt soit De vitesse normale à arrêt différé sur une distance d’environ 100 milles. Selon le chef de train Joubert, ils avaient essayé de ne pas suivre le train 113 de si près afin ne pas devoir ralentir le leur à plusieurs reprises. Dans son entrevue avec TC, le chef Joubert a déclaré ce qui suit :

À partir de Firehill, nous avons suivi le train 113, nous étions sur ses lumières et nous essayions de nous synchroniser pour les signaux De vitesse normale à arrêt ou de Vitesse normale. À la sortie de Mackenzie, nous étions sur un signal De vitesse normale à arrêt différé pour nous arrêter à l’aiguillage ouest à Mackenzie….

[46] Le train 101 est un train phare, soit un train multimodal de grande valeur reliant Toronto à Vancouver. Comme il s’agit d’une cargaison prioritaire et que le train qui le précédait semblait avoir un problème avec une locomotive, la preuve suggère que les instructions de triage devaient permettre au train 101, une fois rendu à Thunder Bay, de contourner le train qu’il suivait. À l’approche du signal 118.5, le train 101 était toujours derrière le train 113. L’équipe s’attendait à un signal De vitesse normale à arrêt différé, le mécanicien Veneziano a « vu » ce qu’il s’attendait à voir, et le chef de train Joubert n’a pas regardé, mais a répété ce que le mécanicien avait annoncé, car c’était ce qu’il s’attendait à entendre. Je reviendrai plus tard sur le sujet de la théorie du situationnisme.

[47] Il y a aussi eu des communications par radio au sujet des instructions de triage, et l’ensemble des instructions était contradictoire. Ce fait est pertinent dans le sens où le chef Joubert essayait de démêler les instructions au moment où il aurait dû observer le signal. Bien que cela ait ajouté à la charge de travail de l’employé et lui a peut-être occasionné un peu de stress, il y a peu de raisons de croire que la tâche était d’une telle complexité qu’elle ne devrait pas être considérée comme faisant partie d’une charge de travail normale dans les circonstances. De plus, tous les témoins du CP ont convenu que la surveillance du signal, comme l’exige la règle 34 du REFC, était une tâche prioritaire par rapport à la paperasse, et que les communications radio n’auraient pas dû le distraire de l’observation du signal. En fonction de la preuve présentée, je me range derrière cette opinion.

[48] Les communications radio ont également pu contribuer à la distraction, en ce que le chef de train Joubert a entendu des communications concernant le train 113, et les ateliers de Thunder Bay ont peut-être renforcé son idée qu’on s’affairait à rassembler le train 113 pour permettre au train 101 de le dépasser, mais somme toute ces détails sont sans importance. Ses yeux n’étaient pas fixés sur les signaux à venir, comme ils auraient dû l’être. Il y a tout lieu de croire qu’il était normal que le chef de train Joubert essaie de comprendre et de planifier les mouvements dans la cour de Thunder Bay. Les témoins n’ont pas vraiment commenté à ce sujet, sauf pour dire que cette tâche n’avait pas la priorité sur l’observation des signaux. Au mieux, nous sommes en présence d’un problème de fixation sur la tâche sur une tâche qui était nettement de moindre priorité.

[49] Le cas du mécanicien Veneziano est plus déroutant. Malgré le fait que le feu jaune fixe était manifestement visible pendant la quasi-totalité des 18 secondes, que c’était son devoir, et selon ses propres dires en entrevue, sa pratique de surveiller correctement les signaux lumineux, et puisqu’il savait que le train 113 était devant lui et que le signal pouvait changer, rien dans la preuve n’explique ce qu’il regardait réellement pendant cette période. S’il était adéquatement concentré sur le feu, comment a-t-il pu mal identifier un signal qui l’obligeait à réduire sa vitesse en préparation d’un arrêt au signal 1219, comme l’exige le REFC? De plus, il devait commencer à réduire sa vitesse à 30 mi/h avant de franchir le signal pour se conformer à une ISR de la compagnie, laquelle est plus restrictive que le REFC.

[50] L’explication la plus plausible est que ni l’un ni l’autre des membres de l’équipe ne prêtait suffisamment attention aux signaux lumineux à ce moment-là. Ils discutaient plutôt des instructions de triage. Dans son entrevue avec TC, le chef de train Joubert a déclaré :

Nous avons mis notre radio portative au canal quatre puis nous avons appelé Thunder Bay, et il y avait beaucoup de confusion au sujet de nos instructions de triage. Durant cette période de confusion, nous avons dépassé l’approche de Navilus. Je ne sais pas si j’ai vu le feu, mais j’ai entendu Mario annoncer De vitesse normale à arrêt différé dans la cabine et c’est ce que j’ai annoncé sur la radio portative.

[51] Les réponses du mécanicien Veneziano aux questions d’entrevue de l’inspecteur Jason Wynne démontrent que les deux membres de l’équipe étaient distraits :

Q.11 Le chef de train a-t-il confirmé cette indication?

R. À ce moment-là le chef communiquait avec Thunder Bay au sujet de son arrivée en ville. Mais il a confirmé / reconnu l’indication de signal dans la cabine.

Q.12 Occupait-il le siège du chef de train et est-ce qu’il regardait des documents?

R. Il regardait en ma direction compte tenu de la confusion entourant les instructions de Thunder Bay.

[52] Lorsqu’on lui a demandé s’il voulait ajouter quelque chose, le mécanicien Veneziano a fait des commentaires quant aux poteaux téléphoniques et l’éclair de lumière susmentionnés. Deux inspecteurs prenaient des notes, Jason Wynne qui était sur place à Schreiber (Ontario), et Jeff Creighton qui écoutait au téléphone. Leurs notes diffèrent quelque peu à ce sujet. Dans celles de l’inspecteur Wynne (lesquelles ont été examinées par le mécanicien Veneziano), on pouvait lire : « Si nous n’avions pas eu la discussion (conversation croisée), je me serais concentré sur ce feu jusqu’à ce que nous le dépassions. » Quant aux notes de l’inspecteur Creighton (pièce A-1), elles disaient : « Si nous n’avions pas été en discussion avec Thunder Bay, nous aurions été concentrés et nous aurions regardé vers l’avant en direction du feu. »

[53] Je me dois de conclure que l’explication la plus plausible, selon la prépondérance des probabilités, est que le mécanicien a jeté un coup d’œil au signal et l’a mal identifié, puis a été en discussion avec le chef de train jusqu’à ce que le signal soit franchi, sans qu’aucun d’eux ne suive la procédure de surveillance appropriée, occupés qu’ils étaient à discuter des instructions de triage en se regardant ou en consultant des documents. Peut-être y avait-il d’autres distractions, mais rien dans le dossier de preuve ne permet de l’affirmer.

[54] Je détaille ces points apparemment mineurs non pas pour insister sur les erreurs commises par l’équipe, mais pour les mettre en correspondance avec le système de formation mis en œuvre, l’objet du système de formation et avec le matériel de formation que contient le Guide du participant Gestion des ressources en équipe (rév. septembre 2001) (Guide du participant) (pièce A-7), toutes des preuves documentaires que le CP a soumises dans le cadre de sa défense. La défense de diligence raisonnable énoncée dans l’arrêt Sault Ste. Marie exige que la requérante prouve qu’elle « a pris toutes les précautions pour prévenir l’infraction » et qu’elle a « fait tout le nécessaire pour le bon fonctionnement des mesures préventives ».

[55] En d’autres termes, la survenance de la violation n’est pas suffisante en droit pour prouver que le système était inefficace. Parfois, un accusé démontre qu’il a pris toutes les mesures qui étaient raisonnables, mais cela n’empêche pas qu’un employé puisse délibérément ignorer une règle, disons, parce qu’il ne la considérait pas comme étant importante. Tel n’est pas le cas en l’espèce. Les deux employés ont commis des erreurs en même temps et cela aurait pu avoir des conséquences graves, mais l’ensemble de la preuve montre que les agissements de l’équipe, avant et après sa défaillance étaient conformes aux opérations ferroviaires normales. Le mécanicien gérait le rythme du train pour éviter les arrêts ou les réductions de vitesse inutiles. Le chef de train planifiait les tâches à venir dans la gare de triage. Tous deux avaient été activement et attentivement engagés dans l’exploitation du train avant d’arriver au signal 118.5, mais avaient alors été distraits par des tâches d’une priorité bien moindre.

[56] Le fait est que l’équipe n’a pas consciemment négligé ses devoirs, mais l’a fait inconsciemment, ce qui relève de facteurs humains. Les descriptions faites à partir des entrevues correspondent assez bien à certains des exemples fournis dans le Guide du participant et à d’autres éléments de preuves présentés par le CP.

(b) L’ensemble des programmes et de la culture de sécurité

[57] Avant d’analyser les dangers contre lesquels le CP devait se prémunir afin d’établir sa diligence raisonnable, je vais d’abord examiner le contexte plus large de la culture de sécurité qui existe au sein de l’entreprise.

[58] M. Keith Shearer, vice-président adjoint, Sécurité et durabilité, a décrit un certain nombre de mesures de sécurité générales en place au CP. Selon lui, la compagnie considère la sécurité comme étant un processus d’amélioration permanent.

[59] L’efficacité du système de sécurité est contrôlée par ce que la compagnie appelle des tests d’efficacité (« tests-e »). Dans le cas de la subdivision en cause, 15 000 tests-e ont été effectués en deux ans, dont 1 200 portaient sur la reconnaissance du signal de la règle 34 (pièces A-10 et A-11). De plus, il y avait des tests de communication, des tests de conformité à l’ISR de la compagnie sur la vitesse, et des « tests de configuration ». Selon M. Shearer, le CP documente et analyse les lignes de tendance des résultats des tests, mais aucune preuve n’a été présentée pour démontrer que la compagnie a réellement évalué ce qui a causé la violation en l’espèce, car la cause fondamentale est liée aux facteurs humains. Soyons clairs, les tests-e d’observation servent à contrôler les lacunes opérationnelles et les tests-e de configuration assurent le maintien de la connaissance et le respect des règles du REFC et celles de la compagnie, mais il n’a pas été établi que ces tests peuvent remédier à la perte de la conscience de la situation d’une équipe de train.

[60] Les témoins du CP, y compris M. Shearer et le chef d’équipe instructeur David Allen Phillips, ont expliqué que le concept de sécurité était intégré aux opérations du CP et renforcé par une variété de méthodes, y compris des réunions de routine sur la sécurité, des exposés de transfert, des bulletins de marche (BM), des bulletins d’exploitation quotidiens (BEQ), des instructions spéciales pour le réseau (ISR) et le programme CP Home Safe, qui visent tous à établir une culture de « sécurité d’abord ». Aucune preuve documentaire n’a été soumise à l’appui de cette prétention.

(c) Incorporation informelle et réglementaire de la formation en CRM

[61] Outre les méthodes de formation formelles, lesquelles sont documentées et commentées ci-dessous, le CP soutient que la CRM est « tissée » à même sa formation générale. Cette assertion est très difficile à vérifier, étant donné qu’on prétend que la CRM est enseignée au cours de « réunions de routine » et de discussions dans le cadre d’autres formations relatives aux règles, ou d’autres programmes et initiatives en matière de sécurité. Si cela est vrai, le fait n’est malheureusement pas documenté (ou on a omis de soumettre une telle preuve documentaire à l’examen du Tribunal). Je reconnais qu’on ne peut pas s’attendre à beaucoup de preuves émanant de séances d’information orales, et je ne doute pas du fondement factuel des témoignages offerts; toutefois, il appartient au CP de faire la preuve de sa diligence raisonnable.

[62] M. Phillips a laissé entendre que certains concepts de CRM étaient incorporés dans le REFC (tels que les relectures obligatoires), mais qu’il s’agissait en fait d’une procédure radio de base utilisée dans tous les modes de transport. Il est aussi possible que les ISR du CP, lesquelles sont essentiellement des procédures plus restrictives qui complètent le REFC, reflètent de telles pratiques. Par exemple, le CP a tenté de réduire la probabilité de violations de la règle 439 par l’entremise d’une ISR dont il a été question précédemment; toutefois, la règle 439 ne traite pas de la distraction, mais sert plutôt à atténuer le résultat possible d’une erreur (ce qui améliore tout de même la sécurité).

[63] Le ministre a pour sa part suggéré que, plutôt que d’être intégrée à d’autres formations, la CRM était « enfouie » dans celles-ci. Au-delà des aspects péjoratifs du terme, cette caractérisation n’est pas tout à fait inappropriée. Si, comme le prétend le CP, la formation en CRM est un objectif important de la compagnie, il devrait être relativement facile de produire en preuve des BM, des ISR, des BEQ ou des documents de politique qui soutiennent cette affirmation. Les seuls documents déposés en preuve par le CP sont les dossiers disciplinaires et de formation des membres de l’équipe, et les documents de formation susmentionnés, aucun d’entre eux ne constituant la preuve de l’existence d’une formation en CRM dans un contexte plus large.

[64] Comme le ministre l’a démontré lors du contre-interrogatoire, le superviseur Jason Inglis qui était responsable de l’enquête (menée dans les faits par un subordonné) ne connaissait pas le concept de la gestion des ressources en équipe ou l’acronyme « CRM ». M. Phillips a justifié le tout en expliquant que c’était parce que « nos programmes ne servent pas à enseigner le terme pour qu’il puisse être utilisé, mais bien à enseigner les comportements entourant la gestion des ressources en équipe ». Même s’il s’avérait que la terminologie est moins importante que le comportement de l’équipe de première ligne, l’affirmation de M. Phillips ne rassure personne quant à savoir si les connaissances requises pour modifier des comportements (aspects particuliers de l’erreur liée à des facteurs humains) ont été bien acquises par les employés subalternes.

[65] M. Shearer admet qu’il est difficile de définir ce qu’est la « culture de sécurité », bien qu’il souligne des améliorations dans les mesures de sécurité telles que les données relatives aux blessures corporelles et celles relatives aux accidents de train de la Federal Railway Administration des États-Unis (le CP exploite également des trains aux États-Unis et signale donc les accidents à cette autorité). M. Shearer a ajouté que le CP avait fait des investissements dans la technologie afin de minimiser les causes principales de ses accidents ferroviaires. Bien que tous les efforts en matière de sécurité soient bénéfiques, il est difficile de faire le lien entre ces mesures et les spécificités de l’affaire qui nous occupe. La preuve requise pour la défense de diligence raisonnable n’en est pas une générale, elle doit être spécifiquement liée à la prévention de la violation en cause.

[66] M. Shearer a affirmé que la compagnie était un leader de l’industrie depuis 15 ans en matière de sécurité, et que cela se mesurait au nombre d’accidents par train-mille. Le CP a actuellement le taux de blessures corporelles le plus bas de son histoire. Il a décrit les processus mis en place au sein de l’entreprise pour la gestion de la sécurité, la gestion des connaissances, l’amélioration continue et l’évaluation des risques, processus qui semblent assez rigoureux. Le CP dispose en outre d’un programme d’amélioration continue de la gestion de la sécurité.

[67] La compagnie semble avoir un engagement sérieux envers la sécurité au sens général; toutefois, la question qui se pose est plus limitée. Il s’agit de savoir si le CP avait mis en place un système pour prévenir les comportements particuliers qui ont conduit à la violation.

[68] L’analyse de l’efficacité du système ne se limite pas à l’énumération des mesures effectivement prises par le chemin de fer. Elle s’étend plutôt aux solutions de rechange qu’une personne raisonnable aurait envisagées.

[69] Le CP a évoqué l’arrêt Syncrude en ce qui concerne la défense de diligence raisonnable. Au paragraphe 116 de cette décision, on cite le juge en chef Stewart, à partir du paragraphe 25 de l’arrêt R. v. Gonder [2] :

Le caractère raisonnable des précautions est souvent mieux estimé en comparant ce qui a été fait à ce qui aurait pu être fait. Le caractère raisonnable des solutions de rechange que l’accusé savait ou aurait dû savoir disponibles est une mesure primordiale de la diligence raisonnable. Pour plaider avec succès la défense de diligence raisonnable, l’accusé doit établir, selon la prépondérance des probabilités, qu’il n’existait aucune solution de rechange raisonnable et réalisable qui aurait pu permettre d’éviter ou de minimiser le préjudice corporel causé à autrui. Voir aussi : Libman aux par. 7-135 à 7-141.

[70] La compagnie fait état de sa formation en CRM et d’une quantité considérable de témoignages liés aux concepts sous-jacents à la CRM, éléments sur lesquels nous allons maintenant nous pencher. La question clé en l’espèce est de savoir si la CRM, comme le CP la pratique, constituait « un système approprié pour prévenir la perpétration de l’infraction » et si la compagnie avait pris « des mesures raisonnables pour assurer le fonctionnement efficace du système ». En d’autres termes, la question n’est pas simplement de savoir si le CP avait une formation en CRM, mais plutôt si ce programme de formation, tel qu’il a été mis en œuvre, serait efficace et si le chemin de fer aurait dû envisager d’autres approches raisonnables.

(d) Facteurs humains

[71] La recherche sur les facteurs humains est un domaine d’étude qui croît en importance dans tous les modes de transport, mais c’est dans l’aviation qu’elle a le plus progressé. L’étude des facteurs humains englobe les aspects cognitifs, comportementaux, physiologiques, sociaux et motivationnels de la performance humaine, ainsi que les interactions humaines avec d’autres éléments d’un système de travail, comme les interactions humain-machine. Elle est au cœur de la formation en CRM.

(e) Gestion des ressources en équipe – Formation initiale

[72] Le Guide du participant est un document de 54 pages à l’intention des nouveaux employés, et il aurait été remis aux membres de l’équipe dans le cadre de leur formation en CRM. Selon les dossiers de formation du CP (pièces A-5 et A-6), le mécanicien Veneziano et le chef de train Joubert ont suivi ce cours de formation (un atelier de deux jours) en 2002. J’estime que les sujets abordés dans le Guide du participant sont conformes à l’objectif et au contenu habituellement associés à une formation en CRM.

[73] Comme l’indique le Guide du participant, le chemin de fer s’est d’abord largement inspiré du secteur de l’aviation pour bâtir sa formation en CRM. Alors que la technologie de l’aviation s’améliorait considérablement au cours des années 1970 et que les avions volaient de plus en plus haut, les taux d’accidents restaient obstinément élevés et les événements étaient de plus en plus imputés à une « erreur du pilote », une expression fourre-tout. La National Aeronautics and Space Administration (NASA) et les principaux transporteurs aériens américains ont mené des recherches et ont commencé à développer ce qui s’appelait à l’origine la gestion des ressources du poste de pilotage, et qu’on nomme aujourd’hui la gestion des ressources en équipe, dans le but d’identifier les causes profondes des accidents et d’essayer d’inculquer aux employés des comportements qui permettraient de parer les erreurs humaines.

[74] Le Guide du participant fait état de plusieurs cas d’accident très médiatisés pour démontrer les conséquences potentiellement tragiques des erreurs liées aux facteurs humains, comme celui du vol 401 de la Eastern Air Lines (p. 27), au cours duquel l’équipage était obnubilé par un voyant lumineux « brûlé », ignorant du même coup les alarmes sonores de basse altitude pendant que l’avion descendait vers les Everglades. La vidéo relatant le vol 401 de la Eastern n’a pas été présentée à l’audience; cependant, le Guide du participant en suggère le visionnement à titre d’activité sous le thème « Éviter les distractions »; elle fait donc partie de la formation. Je constate que cet accident est largement étudié dans l’industrie de l’aviation et d’autres qui ont adopté la CRM. Le Guide du participant traite aussi de différents cas ayant fait l’objet d’études dans l’industrie ferroviaire.

[75] Comme que je connais toutes les études de cas incluses dans le Guide du participant, même si elles n’ont pas été présentées à l’audience, je peux raisonnablement conclure qu’elles démontrent que la matière présentée par le CP dans son programme de formation initiale était appropriée. L’exemple de la Eastern Air Lines est extrêmement pertinent en l’espèce. Dans cette affaire, l’équipage de l’avion a commis la même erreur fondamentale que l’équipe de train du CP, soit de permettre qu’une tâche de moindre priorité, et qui aurait pu être exécutée plus tard, puisse interférer avec une tâche de surveillance critique dont l’exécution était requise à ce moment-là.

[76] La première distinction à faire est celle entre le sujet général qu’est la CRM et les comportements spécifiques qui ont conduit à l’incident qui nous occupe. Ceux-ci constituent un sous-ensemble des facteurs humains dont on traite dans la formation en CRM. Ces comportements sont mentionnés dans le Guide du participant et sont plus particulièrement décrits sous les thèmes « Conscience de la situation » (pages 13 à 16) et « Éviter les distractions » (pages 24 à 27). La défense de diligence raisonnable doit s’appliquer à ces comportements et à la mesure dans laquelle le CP « a fait preuve de toute la diligence raisonnable en établissant un système approprié pour prévenir la perpétration de l’infraction et en prenant des mesures raisonnables pour assurer le fonctionnement efficace du système ». Il ne suffit pas d’établir que la compagnie a dispensé une formation générale sur la CRM, qu’elle avait d’autres programmes de sécurité non liés à l’incident, ou qu’elle a pris l’infraction au sérieux.

(f) Conscience de la situation

[77] La conscience de la situation est au cœur des événements qui ont conduit à cette violation. Le Guide du participant décrit ainsi la « conscience de la situation » :

La conscience de la situation peut être définie comme étant « la perception des éléments dans l’environnement à l’intérieur d’un volume de temps et d’espace, la compréhension de leur signification, et la projection de leur état à court terme » (Endsley, 1988). En termes simples, cela signifie savoir où l’on se trouve, ce qui se passe autour de soi, ainsi que ce qu’il faut faire et la façon de le faire.

[78] Cette dernière définition, bien qu’utile à titre d’introduction, ne reflète pas entièrement la portée de la conscience de la situation, celle-ci impliquant également la compréhension de ce qui se passe potentiellement dans sa propre conscience. En l’espèce, la perte de conscience de la situation ne résultait pas d’un manque de compréhension des règles ou des conditions qui prévalaient, comme le fait qu’ils suivaient un autre train. Cette équipe était très consciente de ces éléments et avait entrepris de les gérer. La perte de conscience de la situation était le résultat d’une distraction causée par des tâches de moindre priorité, et d’un bref moment d’inattention.

[79] Toutefois, il convient de noter que l’expression « conscience de la situation » a souvent été utilisée par les témoins du CP pour décrire l’état de facteurs externes, tels que les règles d’exploitation et les facteurs physiques, alors que la conscience situationnelle dont il est question ici ne s’applique ni à l’un ni à l’autre. Elle se rapporte aux sujets abordés plus loin dans le Guide du participant et qui sont associés aux distractions et à leur gestion. Autrement dit, le problème concernait les facteurs humains qui agissaient dans l’esprit des membres de l’équipe. Ces facteurs sont abordés aux pages 36 et 37 sous le thème « Recouvrer la conscience de la situation » :

Chaîne d’erreurs

Des études sur les accidents ont démontré que ce n’était généralement pas un événement isolé qui causait un incident ou un accident. Plusieurs erreurs et mauvais calculs se sont probablement produits avant l’accident proprement dit. C’est ce qu’on appelle la chaîne d’erreurs. Vous devez être en mesure de reconnaître, de stopper, de résoudre et de surveiller ces problèmes afin d’éviter une chaîne d’erreurs et la perte subséquente de la conscience de la situation.

Les problèmes suivants peuvent entraîner une chaîne d’erreurs :

ne pas planifier ni se préparer.

être distrait.

s’attarder sur un problème.

subir une surcharge d’informations.

ne pas hiérarchiser la prise de décision.

ne pas reconnaître une situation qui se détériore.

ne pas communiquer.

Le facteur essentiel pour retrouver la conscience situationnelle perdue est la reconnaissance. Personne n’aime admettre sa fragilité humaine, mais le risque est trop grand pour garder secrète la perte de conscience de la situation. Il est de votre responsabilité de reconnaître votre propre perte de conscience de la situation ou celle d’autres membres de l’équipe et d’informer ceux-ci de cette perte de conscience dès qu’elle est détectée…

[80] Plusieurs de ces éléments étaient présents au moment où l’équipe s’approchait du signal 118.5. De plus, certains des concepts critiques abordés à la page 14 ont également eu une incidence plus tard, notamment la théorie du situationnisme et la réalité de la situation.

[81] Interrogé à savoir quelle était la cause fondamentale de l’incident, M. Shearer a fait écho aux commentaires des témoins précédents, à savoir que « la conclusion sur celui-ci est une erreur de l’équipe, difficile de dire autrement ». Il a toutefois poursuivi, utilisant la terminologie précise du Guide du participant, en déclarant ce qui suit :

Les preuves sont claires. Malgré ce qu’on a vu dans la… vidéo, le mécanicien de locomotive – son esprit a vu quelque chose de différent, et nous savons que des facteurs humains peuvent faire en sorte que l’esprit peut prendre le dessus sur ce que les yeux voient réellement. Et en voilà un exemple – alors qu’il a vu ce qu’il pensait devoir voir, et non ce qu’il a réellement vu. C’est ce qu’on appelle la théorie du situationnisme, par opposition à la réalité de la situation.

[82] D’après leurs témoignages, MM. Shearer et Phillips étaient tous deux conscients que les enjeux de cet incident ne concernaient pas la connaissance des règles ou le manque de compréhension des facteurs externes. La violation s’est produite parce que les membres de l’équipe avaient l’esprit occupé par autre chose et que leur attention était portée ailleurs au moment où ils auraient dû surveiller le signal 118.5.

[83] Je conclus que les principaux comportements qui ont contribué à la contravention sont une obsession et une distraction relatives aux tâches, une théorie impropre de la situation qui a conduit à une évaluation incorrecte de la réalité de la situation, un travail mal hiérarchisé, l’incapacité de reconnaître une situation qui se détériore et celle de communiquer efficacement. Il est aussi possible qu’une théorie de la pratique ait été surapprise au point d’entraver un dénouement heureux. Les facteurs que j’ai énumérés sont couverts durant la formation en CRM, dont le but est d’apprendre aux équipes à reconnaître les erreurs qu’ils commettent et les stratégies pour les atténuer.

[84] La question primordiale est l’efficacité de la formation des employés réellement impliqués dans l’incident. Ici, je fais la distinction entre la formation en CRM relativement complète qui est offerte aux nouveaux employés (et aux employés de l’année indiquée) et la version tronquée qui est présentée dans le cadre de la formation périodique dispensée aux employés chevronnés, et que les employés en cause ont également reçue. La formation périodique est un sujet abordé lors de la formation sur les qualifications requises (QR), qui, selon la règle générale A(vii) du REFC, doit se tenir au moins tous les trois ans. Les deux employés ont suivi leur plus récente formation sur les QR en 2017.

[85] Aux fins de la présente discussion, le chemin de fer a présenté une version PowerPoint du programme de formation incorporé au programme de QR prescrit par le règlement. Ce document s’intitule Opérations sur le terrainGestion des ressources en équipe (CRM) (pièce A-8).

(g) Formation périodique du CP en CRM

[86] Je vais maintenant traiter de la formation périodique en CRM que les employés reçoivent dans le cadre de leur formation sur les QR. La pièce A-8, déposée en preuve par le CP, indique le niveau de formation en CRM offert aux employés expérimentés. Cette pièce est constituée d’une série de diapositives PowerPoint [3] devant être présentée au cours de la formation sur les QR.

[87] Au CP, il s’agit d’un complément à la formation sur les signaux et les règles que requiert le REFC. La distinction est importante, car cette dernière formation n’est pas aussi complète que la formation initiale décrite dans la pièce A-7 et au sujet de laquelle M. Phillips a témoigné. Comme le montrent les diapositives, l’angle est différent.

[88] M. Phillips a parcouru les diapositives en les commentant; voici un résumé de ses explications. Tout d’abord, on rappelle aux employés en formation sur les QR que les données indiquent que 34 à 39 pour cent des accidents ferroviaires sont causés par des facteurs humains (durant la période de collecte des données). Les opérations ferroviaires sont de plus en plus complexes et reposent sur une variété de métiers et d’équipements, et la complexité qui en résulte peut entraîner une perte de conscience de la situation. La reconnaissance de ce fait permet d’élaborer des mesures de protection.

[89] Cette constatation est suivie d’un bref historique de la CRM, laquelle a d’abord été développée dans l’industrie de l’aviation. Depuis, la formation est devenue plus spécifique et l’exercice de la CRM a évolué. Ensuite, le formateur anime une discussion sur les façons dont ces idées peuvent être appliquées, puis cette discussion est suivie d’une enquête d’attitudes. En outre, le formateur mène une discussion sur le genre d’erreurs commises par les équipes de train et donne des exemples de ces erreurs, y compris celles qui sont en cause dans la présente affaire : les erreurs de communication (échange d’informations inexactes) et les erreurs de procédure (écarts, manquements, erreurs – bonne intention, mauvaise exécution).

[90] On aborde aussi le concept de compréhension des comportements afin de gérer les erreurs, y compris la communication / coopération, la conscience de la situation / le stress et la prise de décision efficace. Les comportements acquis sont des comportements qui peuvent être enseignés. Il a été démontré que le rendement des membres d’équipe s’améliorait avec une intensification de la communication. La formation inclut également des discussions concernant l’expérience acquise, y compris la façon dont elle peut conduire à une meilleure prise de décision, mais aussi comment elle peut par ailleurs constituer un obstacle si l’employé est biaisé par l’expérience passée au point où cela l’empêche d’évaluer correctement la situation en cours.

[91] Aux dires de M. Phillips, cet exercice dure d’une heure à une heure et demie. L’entière présentation comprend 16 diapositives, dont certaines se recoupent. De toute évidence, ces diapositives servent principalement à illustrer les propos du formateur et ne peuvent donc qu’offrir un aperçu général de ce qui serait présenté dans le cadre d’un cours magistral qui pourrait varier d’un instructeur à l’autre et, comme M. Phillips l’a déclaré, pourrait varier en fonction de la classe elle-même et de son niveau d’engagement. La partie magistrale est complétée par un exercice au cours duquel les employés sont invités à trouver des applications de la CRM dans le REFC, individuellement puis en équipe, afin de démontrer que l’approche d’équipe permet de recueillir des informations qui sont meilleures et plus complètes.

[92] Contrairement aux exigences réglementaires relatives aux autres matières de la formation sur les QR, matières qui font l’objet d’un examen noté dont la note de passage est de 90 pour cent (l’exigence du CP est plus élevée que la norme réglementée), la CRM est présentée comme un « rappel », selon le témoignage de M. Phillips. J’imagine mal comment cette approche pourrait signaler aux employés subalternes que la compagnie considère que le sujet est important. En fait, tandis que la commande centralisée de la circulation (CCC), l’examen sur les signaux radio, le transport des matières dangereuses, la prévention de la violence en milieu de travail, la sensibilisation à la sécurité ferroviaire et les premiers soins d’urgence font tous l’objet de tests dont les notes sont consignées dans le dossier de formation de l’employé, aucune note n’est attribuée à la CRM.

[93] Je constate par ailleurs que les diapositives ne suggèrent pas que l’un des sous-ensembles de comportements qui ont conduit à la violation en l’espèce a été traité de façon adéquate. Il n’y a aucune preuve manifeste que des sujets tels que ceux mentionnés dans la pièce A-7 sous la rubrique « Recouvrer la conscience de la situation » sont abordés systématiquement. D’autres aspects primordiaux de la CRM, tels que la communication / coopération et la prise de décision efficace sont couverts par la formation, mais la conscience de la situation est regroupée avec un autre sujet, soit le stress. Le stress est aussi un problème important lié aux facteurs humains, mais il n’était pas nécessairement en jeu dans la situation qui nous occupe. Si l’équipe de train avait eu une meilleure compréhension de ces comportements, peut-être aurait-elle pu éviter les erreurs qu’elle a commises. Mais rien ne prouve que les membres de l’équipe aient participé à une discussion approfondie sur ces sujets depuis l’époque de leur formation initiale, dispensée plus de 15 ans avant l’événement.

[94] J’estime qu’une partie de la formation sur les QR peut être considérée comme étant une formation en CRM, soit la courte présentation PowerPoint acceptée en preuve sous la cote A-8. Je ne crois pas que le fait d’avoir suivi une formation de 45 minutes sur simulateur au cours de la présente audience soit pertinent en l’espèce. Bien qu’il s’agisse d’un impressionnant outil de formation sur les règles et les procédures d’exploitation, une bien petite part de la formation était en fait liée à la conscience situationnelle. Si la seule formation en CRM est le module « rappel », il ne s’agit pas là d’un système approprié pour prévenir les erreurs de l’équipe résultant de distractions.

(h) Conclusions

[95] En comparaison avec la formation initiale, la formation périodique en CRM répétée tous les trois ans n’est pas suffisamment étoffée pour me convaincre que le CP « a pris toutes les précautions pour prévenir l’infraction et fait tout le nécessaire pour le bon fonctionnement des mesures préventives ».

[96] Le CP affirme que ses résultats en matière de sécurité sont également tributaires d’autres efforts qui sont intégrés à son approche opérationnelle, comme la « culture de sécurité ». Toutefois, pour qu’elles soient convaincantes, il aurait fallu que ces allégations générales soient étayées par des preuves documentaires. Ces éléments de preuves auraient pu inclure des BM, des ISR, des BEQ, des documents de politique ou des communications aux employés qui sont directement liés aux dangers posés par les distractions et le travail mal hiérarchisé. Il n’est pas dit que de telles preuves n’existent pas, mais n’ont pas été produites en l’espèce.

[97] Je conclus que la « formation de rappel » sur les QR ne traitait pas adéquatement des notions précises qui auraient pu prévenir la violation. Bien que ces sujets aient été adéquatement couverts dans la formation que les employés avaient reçue 15 ans auparavant, il n’y a pas suffisamment de preuves au dossier pour conclure que les notions apprises ont été renforcées de manière significative au cours de la formation sur les QR. Par conséquent, je ne suis pas convaincu qu’on ait suffisamment formé les employés et consolidé leurs connaissances par des directives procédurales (comme des ordres permanents) sur la façon d’éviter la commission de ces erreurs liées aux facteurs humains.

[98] D’après les paramètres fournis, il est évident que le CP est fortement engagé envers la sécurité. Cependant, son approche de la CRM semble très lacunaire. Pour utiliser le jargon de la CRM, je recommande au CP d’évaluer sa théorie de la pratique en comparant sa pédagogie et la structure de son programme à celles d’autres industries qui la pratiquent actuellement.

[99] Conséquemment, j’en viens à la conclusion que le CP n’a pas réussi à établir une défense de diligence raisonnable.

E. Montant de l’amende

[100] Ni le ministre ni la requérante n’ont fait d’observations substantielles quant au montant de la sanction. Le ministre a seulement souligné que l’amende avait été bien calculée et qu’on l’avait appliquée de façon appropriée. Le CP n’a pas fait d’observation sur le quantum, son représentant laissant entendre que la question clé dans cette affaire n’était pas le montant de la SAP.

[101] La décision de délivrer un procès-verbal au CP a été prise en fonction d’un historique d’incidents qui sont documentés dans la pièce M-7 du ministre, soit la liste de vérification relative à la prise de décisions concernant l’application de la loi en matière de sécurité ferroviaire. Je suis d’avis que deux des incidents ne doivent pas être considérés. Un incident s’est produit en 2016, de sorte qu’il était prescrit au sens du formulaire, qui ne tient compte que des incidents s’étant produits dans les deux années précédentes. Le deuxième a eu lieu le 5 juin 2019. J’imagine comment il pourrait constituer un incident antérieur puisque la violation qui nous occupe en l’espèce est survenue le 11 mai 2019. Quoi qu’il en soit, seuls les trois autres incidents ont été judicieusement utilisés dans le calcul de l’amende, comme l’indique la note de recommandation que l’enquêteur Lee Panchyshyn a fait parvenir à Marc Bélanger (pièce M-8).

[102] Les incidents antérieurs impliquant la règle 439 dont il est fait mention à la pièce M-7 sont classés sous les cotes M-9, M-10 et M-11. Il est possible que les autres incidents dont il est fait mention fassent encore l’objet d’un litige ou aient été traités dans le cadre d’autres audiences. Je ne crois pas qu’une étude détaillée de ces cas serait appropriée dans le règlement de la présente affaire. Cependant, rien dans le dossier de preuve ne me convainc que les incidents ne se sont pas produits. D’éventuelles décisions judiciaires ne sont pas particulièrement pertinentes relativement à la décision de donner une amende ou au calcul de celle-ci. On ne peut pas s’attendre à ce que TC ait une connaissance parfaite des événements futurs, il devait agir en fonction de ce qui était connu à ce moment-là.

[103] Dans la liste de vérification relative à la prise de décisions concernant l’application de la loi en matière de sécurité ferroviaire, l’inspecteur Hopper a écrit :

Au cours des trois dernières années, Transports Canada a effectué plusieurs entrevues et enquêtes concernant des infractions liées au franchissement d’un Arrêt sur les rails du CP. Au cours des 18 derniers mois, il y a eu 4 autres incidents impliquant le CP en Ontario.

[104] Sous le titre Recommandation du gestionnaire régional, nous lisons :

Il est évident que le CP n’a pas traité adéquatement les violations de la règle 439 du REFC. Malgré les plans de mesures correctives que le CP a soumis à TC en réponse aux mesures réglementaires, des contraventions à la règle 439 du REFC se poursuivent. Il est raisonnable d’inférer que les violations de la règle 439 du REFC pourraient causer des blessures ainsi que des dommages matériels et environnementaux. Les signaux de la commande centralisée de la circulation (CCC) assurent la protection entre les trains qui se suivent ou se croisent. Il est donc impératif que les équipes d’exploitation du CP respectent les indications de signalisation de la CCC. En raison de la gravité et des circonstances de cette violation, la délivrance d’un procès-verbal est la mesure d’application de la loi appropriée dans ce cas.

[105] Le nombre exact de violations antérieures n’est pas essentiel à la décision d’émettre le procès-verbal en l’espèce ni à l’établissement du montant de la sanction, puisque TC agit à sa discrétion dans ces domaines, et qu’il ressort manifestement de la preuve que de nombreux incidents relatifs à la règle 439 se sont produits. En outre, M. Shearer a admis durant son témoignage que le BST s’inquiétait depuis longtemps de la persistance de tels incidents.

[106] Dans le calcul de l’amende, TC a appliqué deux facteurs atténuants liés aux faits que le CP a porté l’incident à l’attention du ministre et qu’il a été collaboratif, réduisant ainsi la sanction de 6 pour cent pour chaque facteur (pièce M-8). La compagnie a signalé le cas au BST et, par conséquent, à TC, deux jours après la contravention. Le CP a aussi contribué à l’enquête, bien qu’il semble y avoir eu quelques faux pas au départ. Il n’y a pas lieu que je rectifie ces facteurs atténuants.

[107] Dans les circonstances, je conclus que l’amende a été correctement calculée et j’ordonne le paiement de la SAP originellement imposée.

III. DÉCISION

[108] La violation et la sanction administrative pécuniaire sont maintenues. Le ministre des Transports a prouvé, selon la prépondérance des probabilités, que la requérante a contrevenu à l’article 17.2 de la Loi sur la sécurité ferroviaire.

[109] Le montant total de 74 800 $ est payable au receveur général du Canada et doit parvenir au Tribunal d’appel des transports du Canada dans les 35 jours suivant la signification de la présente décision.

Le 21 janvier 2022

(Original signé)

Raymon Kaduck

Conseiller

Représentants des parties

Pour le ministre :

Eric Villemure

Pour la requérante :

Alan Blair
Kunal K. Nand

 



[1] Sault Ste. Marie, page 1331.

[2] R. v. Gonder (1981), 62 C.C.C. (2d) 326 (Yukon Terr. Ct.)

[3] Le Tribunal a reçu une version PDF.

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